Partie 2 - Chapitre 3 : Les maîtres de la savane du Sud
Avant-propos

Partie 2 - Chapitre 3 : Les maîtres de la savane du Sud

Isidore Ndaywel è Nziem

Dans Histoire générale du Congo (Afrique Éditions)

Chapitre 3
Les maîtres
de la savane du Sud

On aurait pu évoquer les réalités historiques Luba et Lunda dans deux cadres différents. C’est en tout cas l’optique qui est suggérée par la littérature anthropologique de première heure dont les principales références sont pour l’essentiel les suivantes : P. Colle, L. Van Den Byvang, F. d’Orjo de Marchovelette. L. Duysters pour ce qui concerne les Lunda ; E. Vehulpen, P. Denolf. A. Van Zandjike. C. van Overbergh pour ce qui relève des Luba et des peuples de la périphérie [1]. Mais les études récentes [2] tendent à les présenter de manière globale en raison des convergences nombreuses que ces réalités présentent, au-delà des particularités qui ne peuvent être méconnues. On doit reconnaître qu’au moins depuis le XIIIe siècle, l’histoire du centre et de l’ouest de la savane du sud s’est tissée à partir des mêmes pulsations, il s’en est fallu de peu que cela fût le cas de toute la savane du sud, du moins si l’on prend en compte la brèche culturelle opérée dans le Kwango. Ce fait est unique dans l’histoire ancienne du Congo et constitue une sorte de démonstration de l’aptitude à l’unification culturelle et politique, déjà existante à une période aussi reculée. Donc, l’itinéraire historique des Luba et Lunda, c’est finalement une histoire linéaire, véhiculant le même dynamisme qui ne fera que changer de pôle d’attraction. Rien que le sens particulier à attribuer à ces deux termes de Luba et Lunda situe à suffisance la connexion mais aussi la différence pouvant exister entre ces deux univers ; ces deux termes véhiculent en effet des ambiguïtés qu’il faut dénoncer dès à présent. Loin de désigner des faits ethniques précis, ils couvrent plutôt deux réseaux politico-culturels au sein desquels on peut placer une multitude de références ethniques distinctes. Si l’histoire Luba, quand elle sera évoquée ici, couvrira aussi bien celle des Luba du Katanga et du Kasaï que celle des Songge, des Kanyoka et des Luluwa, l’histoire Lunda se réclamera aussi bien des groupements Ruund que ceux des Ndembo, des Luena comme des Cokwe, etc. Du reste, les différents parlers de ces groupes Luba et Lunda connaissent une localisation suffisamment significative dans les classifications linguistiques ; cette situation est davantage le fruit d’interférences que celui d’une véritable parenté. Si M. Guthrie les classe tous dans sa zone L, au sein de celle-ci cependant le kiluba se trouve placé au n° 33, tandis que le Kilunda apparaît aux numéros 52 et 53. Ceci traduit de manière évidente, à la fois le rapprochement et l’écart qui existent entre ces deux phénomènes linguistiques [3].

La chronologie de l’histoire Luba – Lunda demeure essentiellement d’ordre oral et donc vulnérable. Mais il faut souligner qu’elle présente de sérieux atouts qui peuvent même tendre à la certitude. Les résultats de travaux archéologiques réalisés sur ce terrain, spécialement dans la dépression de l’Upemba, lieu désigné par la tradition orale comme étant historique, permet des recoupements. Certes, et on a raison de le répéter, une civilisation exhumée en un lieu donné n’a pas nécessairement un lien avec les populations qui occupent actuellement cet endroit (Ndua, S., 1978 : 16). N’empêche que tout le monde s’accorde à estimer que la révision des dates du cimetière de Sanga qui a conduit à l’élaboration de la chronologie de l’âge du fer dans la dépression de rUpemba doit raisonnablement être mise en rapport avec les données de l’histoire Luba (Kanimba, M., 1976 ; De Maret, P., Van Noten, F. et Cahen, D., 1977 : 8-15). Si hier on faisait remonter l’origine de la royauté Luba à la période 1500-1600, aujourd’hui les archéologues eux-mêmes estiment que ce phénomène est antérieur au XIIIe siècle (De Maret, P., 1977 : 337). On doit donc estimer que ce renfort archéologique intervient assez directement dans une révision éventuelle de la chronologie luba.

En histoire lunda, les recherches d’une chronologie sûre sont parties d’un autre point, une nouvelle compréhension des données anthroponymiques. J.C. Miller, dans ses travaux sur les Imbalanga, est parvenu à mettre en lumière la terrible méprise qui faisait que les titres politiques étaient pris pour des noms de souverains (Miller, J.C., 1971 ; Bontinck, F., 1976 : 235-237). Du coup, toutes les données étaient à revoir ; les éléments dynastiques acquéraient une profondeur chronologique jusque-là insoupçonnée. Les débuts des « manières de roi » chez les Lunda, estimés naguère aux XVIe et XVIIe siècles, devaient donc être revus et antéposés. L’histoire de la région se trouve enrichie de ces données nouvelles qui toutes amènent à reculer les faits dans le temps. On évoquera d’abord les éléments d’histoire luba plus anciens sur le plan chronologique, avant de démontrer comment les Lunda sont parvenus à les mettre à profit pour dominer pratiquement toute la savane du sud (carte 7).

1                    L’AVÈNEMENT DES ARISTOCRATIES POLITIQUES

Le second millénaire était encore en plein éveil. Les populations situées entre les lacs Tanganyika et la rivière Mbuji-Mayi menaient une existence à peu près semblable. Après avoir supplanté sinon absorbé les pygmées, elles usaient déjà des moyens de subsistance domestiques (agriculture-élevage) mais sans pour autant cesser de s’adonner à la chasse et la cueillette. On pratiquait surtout une pêche intensive dans les lacs et les cours d’eau de la région. Les formations sociales et ethniques se forgeaient des identités de plus en plus précises ; des chefferies existaient aussi, certaines dotées d’un plus grand prestige que d’autres. La recherche des terrains giboyeux, la nécessité d’opérer des échanges commerciaux, donnaient lieu à des contacts convenus ou imprévus entre les différents groupes. C’est à la faveur de ces différents contacts que les expériences de gestion allaient s’échanger et faire naître un système politique et finalement un foisonnement d’organisations centralisées.

1.1              L’aristocratie politique luba

Les premières expériences politiques d’envergure que la tradition orale ait estimé utile de retenir se sont déroulées dans la région de l’entre-Lubilash-Luemba. C’est le pays des Bene Kalundwe, population composite constituée des trois clans dominants (Bene Ngandu, Bene Kabeya et Songye) qui aurait constitué un premier royaume (Tundu, K.Y., 1981). Il semble que le terme même de « Kalundwe » qui est associé au « manioc » serait une création récente. Les Bene-Kalundwe auraient été appelés au début de la royauté « Bene Kongolo Mwana » et plus tard « Bene Mutombo Mukulu », avant de connaître, à partir du XIXe siècle, cette qualification qui est encore la leur aujourd’hui (Tundu, K.Y., 1981 : 19).

L’origine du pouvoir chez les Kalundwe a fait l’objet d’une recherche minutieuse et patiente d’une jeune historienne qui s’est efforcée de passer en revue les différentes versions de tradition orale en la matière ; elle mettait ainsi largement à profit sa situation de native de la région (Tundu. K.Y., 1981: 41-52). La genèse de la royauté serait le fait d’une femme (ou d’une dynastie de femmes) dénommée Cimbale Banda. C’était un personnage hors du commun ; commerçante, elle aurait appris aux Kanyoka l’art d’extraire l’huile de palme car, avant elle, on ne se servait, dit-on, du palmier, que pour recueillir du vin de palme. Dépositaire d’un pouvoir supranaturel, elle aurait rassemblé autour d’elle plusieurs malades de la région et les aurait guéris. C’est dire qu’elle s’était imposée comme la réponse aux aspirations de toute la population. Du reste, par ses références familiales, elle constituait un élément de synthèse : son père était d’origine locale, tandis que sa mère était une Kanyoka. Son mari allait être un Songye.

Cimbale Banda, considérée comme appartenant à une hiérarchie supérieure, allait poursuivre son unification du royaume, non par les armes mais par la séduction et l’instauration de relations familiales. Il y eut d’abord un commerçant d’origine songye Mukondwe Kubelwa qui s’intéressa à elle et l’épousa. Dans la suite, la cheffesse céda le pouvoir à son mari, d’autant que celui-ci était riche et avait de « bonnes manières ». De cette union naquirent deux enfants : une fille (Cifute) et un garçon (Kasongo Kabobola). A la mort du père, le fils était trop jeune pour prendre le pouvoir qui revint à Cifute en attendant une succession masculine. Mais le sort allait en décider autrement car Cifute n’était pas insensible à la beauté virile. L’élu fut un chasseur d’origine lunda, Kabeya Mukunkwe. Ils se marièrent et l’union fut ratifiée par les notables. La suite de l’histoire prouva une fois de plus qu’en politique, la féminité ne pouvait que s’effacer devant la virilité. A l’occasion d’une fête, la cheffesse, qui avait ses règles, se fit remplacer par son mari. Ce changement devint permanent et fut notifié à tous. Kabeya Mukunkwe, le mwene Lunda, accéda donc au pouvoir. Mais l’histoire ne s’arrête pas là. Par la suite, l’on constata que les descendants de Mukunkwe ne constituaient plus que des successions de courte durée. Cette situation inquiétante fut portée à l’attention d’un « féticheur » qui en révéla la signification. Il fallait que le pouvoir passât à l’un des enfants de Ngandu a Mukadi qui possédait des connaissances médicales, ce qui laisse supposer que ce pouvoir avait un certain lien avec la terre. C’est ce qui fut fait [4].

Comment comprendre ces faits ? L’intelligibilité de la tradition orale est évidente et remarquablement cohérente. On doit retenir que le système politique en présence, le bulopwe (bulohwe), fut d’abord une création commune qui devait être reproduite par après dans toute la région. Le dynamisme local, représenté par l’origine shuwa (aristocratie locale terrienne) de Cimbale, s’est trouvé enrichi dès le départ des apports kanyoka (mère de Cimbale), songye (Mukondwe Kubelwa), lunda (Kabeya Mukunkwe). Dans le contexte précis de l’histoire du royaume, les récits justifient donc le principe d’unification et de cohérence entre les trois principaux clans : Songye (Mukondwe Kubelwa), Kabeya (Kabeya Mukunkwe), Ngandu (Ngandu a Mukadi) ; cette unification s’est réalisée autour ou à partir du pouvoir terrien (Kashuwa Mwene Cibuindji). Il faut préciser que les trois clans royaux se seraient succédé au pouvoir, et certainement plus d’une fois. C’est ce qu’il faut comprendre au travers de ce passage du récit qui évoque la succession. Ceci assure donc à ces événements une profondeur chronologique que le récit ne restituait pas de manière suffisamment explicite.

Avec l’avènement de Kongolo, on se trouve en principe en présence d’un phénomène de retour au pouvoir de la dynastie songye. Nous sommes vers le XIIIe siècle. L’empire allait commencer à s’élaborer véritablement. Mais l’accession au pouvoir de Kongolo donne lieu également à quelques controverses. S’agit-il d’un personnage venu de l’extérieur ? On avait eu parfois cette interprétation du fait de l’identité songye, supposée être une instance extérieure au royaume. On vient de voir qu’il s’agissait tout simplement d’un élément interne, une des dynasties, qui. du reste, avait déjà exercé le pouvoir. L’arrivée au pouvoir de Kongolo tut tout de même un événement. Une tradition rapporte que, s’il était parvenu à évincer son prédécesseur, ce fut en raison de sa sociabilité qui lui avait valu une très grande popularité : « Les gens se demandaient s’il n’était pas le frère de l’ancêtre Cimbale qui serait revenu » (Tundu, K.Y., 1981 : 56). Kongolo s’illustra également parle prestige nouveau qu’il parvint à insuffler à ce pouvoir. Il se fit introniser sur une peau de léopard, à l’ombre du feuillage de l’arbre prestigieux « mumbu ». Ce geste sera retenu désormais comme faisant partie du cérémonial d’intronisation et l’arbre mumbu, associé déjà à l’ancêtre Cimbale Banda, deviendra l’un des symboles de la royauté. Créateur du cérémonial royal, Kongolo passe donc pour être l’initiateur de la véritable royauté, le bulopwe (bulohwe). Les traditions vont jusqu’à le présenter comme étant le second héros-fondateur, après Cimbale Banda. Le passage d’un premier régime politique à un second fut ressenti comme plus prestigieux, et se matérialisa par un changement de capitale. En effet, s’il prit le pouvoir à Cifinda, c’est à Mwibele, près du Lac Boya, que le prince songye installa sa capitale. Pourtant, le régime nouveau qu’il instaura ne cessa pas de vivre en symbiose avec la tradition. Cet effort de changement dans la continuité, une autre preuve de l’origine interne de l’innovateur, s’exprima au travers d’une réalité institutionnelle. Désormais tous les successeurs Balopwe porteraient deux anneaux appelés par les noms des deux héros fondateurs : Cimbale Banda et Kongolo.

A partir de Mwibele, Kongolo donna une plus grande extension géographique à son pouvoir, imposant sa suprématie à des chefferies périphériques dont l’organisation était moins élaborée. Cette situation justifie le fait que cette nouvelle réalité politique devait être qualifiée d’empire, puisqu’elle dépassait les limites du petit royaume connu jusque-là. La suite du règne de Kongolo allait apporter d’autres événements qui mèneront cette structure politique à son apogée. A ce sujet, feuilletons les pages du livre oral plein de récits sur Kalala Ilunga, le héros triomphant qui en vint à évincer et à dépasser Kongolo, personnage déjà prestigieux dans son contexte [5].

Le grand prétexte à ce renouveau politique survint lors de l’arrivée d’un immigrant, Mbidi Kiluwe (Mbidi, le chasseur). Que celui-ci ait été introduit à la cour par les soeurs de Kongolo (version Burton) ou qu’il y soit parvenu seul (version Orjo de Marchovelette), il est certain que ce personnage venu d’ailleurs devint l’hôte de Kongolo. La grande estime dans laquelle le nouveau venu était tenu lui valut d’être autorisé à partager un privilège royal : l’inceste que commettait Kongolo avec ses soeurs Bulanda et Mabela. Enceintes, les deux femmes donnèrent naissance à deux garçons (Crine-Mavar. B., 1973 : 21).

Par la suite, l’atmosphère sereine qui régnait entre Kongolo et son hôte commença à se gâter. Est-ce la discussion sur le droit de paternité ou la différence de culture entre les deux hommes ou encore les deux causes à la fois qui furent à la base du conflit qui finit par éclater ? Les traditions sont divisées à ce sujet. Certaines optent pour la première explication : la grossesse de Bulanda, celle qui allait être la mère de Kalala Ilunga, était revendiquée par l’un et l’autre. D’autres évoquent l’argument des incompréhensions culturelles. D’après cette version des faits, Mbidi Kiiuwe reprochait à son hôte ses allures vulgaires. Il mangeait en communauté alors qu’il était roi, tandis que lui, non seulement refusait de partager son repas, mais s’interdisait aussi de rire car il avait des dents taillées alors que son hôte était visiblement ignorant de cette marque de raffinement qu’il n’était du reste pas capable d’apprécier puisqu’il en avait ri.

Le chasseur prit congé et rentra dans le pays de l’est, au-delà du Lualaba, d’où il était venu. Avant de retraverser le Lualaba, il laissa un message au chef du lieu : Kongolo « le brun » [6] m’a insulté. Il est resté avec ses soeurs, mes épouses, qui sont enceintes et qui mettront au monde des fils. Vous les reconnaîtrez à leur teint noir. Si un homme de teint brun vous demande de passer le fleuve, refusez. Mais si c’est un homme de teint foncé qui vous le demande acceptez sur-le-champ » (De Heusch, L., 1972 : 20-21). Des deux enfants qui naquirent, le plus doué était manifestement Ilunga, le fils de Bulanda. Devenu grand, il se mit à accompagner son oncle dans des campagnes pour élargir les frontières de l’empire. Sa bravoure au combat était telle qu’il se vit attribuer le titre de Kalala, c’est-à-dire « général, chef de guerre ». Déjà Kongolo commençait à redouter le succès de son neveu. Il en prit même ombrage. Redoutant d’être renversé, il mit au point plusieurs plans pour faire tuer son neveu, qui tous échouèrent. C’est alors que Kalala Ilunga se souvint qu’il avait un père. Il prit la direction de l’est pour recruter des guerriers afin de venir renverser son oncle. Devant la menace grandissante, Kongolo se décida à soustraire sa propre mère aux éventuels supplices qui risqueraient de suivre sa défaite, à moins qu’il ait été déterminé à la punir parce qu’elle lui avait prédit que Kalala Ilunga allait l’évincer et s’emparer du pouvoir (Crine-Mavar, B., 1973 : 22 ; De Heusch, L., 1972 : 26). La pauvre femme fut enterrée vivante [7]. Pourtant l’évidence s’imposait : Kongolo ne pouvait tenir tête à Kalala. Il chercha son salut dans la fuite, en vain : on le rattrapa. On lui coupa la tête et le reste de son corps fut enterré sous le lit d’une rivière [8].

Le vainqueur de Kongolo installa sa capitale à Munza et régna sous le nom de Mwene Munza. Un nouvel ordre politique était né, plus impressionnant et plus élaboré que le précédent. Voilà les faits tels qu’on peut les tirer des différents récits. Essayons d’en saisir le sens profond.

Kongolo et son règne symbolisent incontestablement l’instance politique locale portée au degré le plus élevé de son perfectionnement. Il est important de noter que le Bulopwe se trouve être le fruit, dans ses origines, d’une création commune des peuples de l’entre-Mbuji-Mayi (Nkalany) et Lualaba. D’après la tradition, son élaboration tient de plusieurs instances : Luba, Kanyoka, Songye, Lunda. Le déplacement de la capitale de Cifinda à Mwibele symbolisait certainement une explicitation de ce principe de royauté. Mais malgré le haut niveau auquel Kongolo l’avait fait accéder, ce pouvoir n’avait pas encore une envergure suffisante pour produire de grandes organisations. Il fallait donc à tout prix un apport d’origine externe. C’est là le sens de l’intervention du chasseur. Mais d’où provenait-il ? Certainement d’une organisation politique « étrangère » plus prestigieuse au point de vue de la tradition, c’est-à-dire détenant une plus grande maîtrise des forces supranaturelles. Revendiquée pour ses raffinements, cette supériorité n’était pas nécessairement concrétisée sur le plan des faits, par l’existence d’un royaume plus étendu que celui des Kalundwe. Pour préciser davantage l’origine du chasseur, il nous faut une fois de plus interroger les traditions orales qui, de toute évidence, indiquent le pays Hemba dans le Sud- Maniema. En effet, Verhulpen avait noté, d’après les renseignements recueillis à son niveau, que le brillant chasseur était également appelé Mwene a Bukunda (Seigneur du pays Kunda). Les Kunda comme les Boyo (Bahaia) sont des éléments liés à l’élaboration du royaume du Kikondja, ce qui justifie la connaissance d’après Mbidi Kiluwe des principes de royauté (Verhulpen. E., 1927 : 89-97). L’identification ethnographique de ces groupes est également explicite. Les meilleurs spécialistes de la région disent que les Kunda avec un certain nombre d’autres peuplades – Boyo, Lunda, Kalanga, Tumbwe, etc. – sont des habitants du Buhemba mais distincts des Luba-Hemba [9]. On entend par là des populations du Buhemba subordonnées à l’empire luba en ce sens qu’elles se réclament de son histoire. Ces Hemba méridionaux qualifiés dans le langage de Verhulpen de « Lubaïsés » pratiquent la filiation matrilinéaire du moins dans la succession cheffale ; ils se démarquent des Luba proprement dits qui sont patrilinéaires. Le terme résiduel des Hemba purs regroupe donc tous les septentrionaux qui ne se réclament pas de l’empire Luba et qui, en réalité, sont des non-Luba [10].

Il y a donc lieu de conclure que le récit de l’arrivée du chasseur symbolise une intervention extra-Luba, en l’occurrence Hemba. Celle-ci obéissait à un tout autre principe politique émanant du pays de l’entre-Lualaba-Tanganyika. L’avènement de Kalala llunga symbolise la réussite de cette intervention, ce qui justifie le développement de cet empire, comme on verra dans la suite. C’est donc Kalala llunga qui allait s’employer à étendre les frontières du royaume au point d’étendre son influence dans toute la région comprise entre la Mbuji-Mayi, le Sud-Maniema et la Luvua. L’unité de l’empire était consacrée par la reconnaissance d’un pouvoir suprême, même si celui-ci n’arrivait pas à contrôler tout cet empire avec efficacité.

1.2              L’aristocratie politique lunda

Pendant ce temps, non loin de là, à l’ouest, vers les vallées de Nkalany et de Luiza, s’élaborait une autre cour qui n’était qu’une autre représentation de cette même culture politique. Les Ruund, qui à l’époque étaient installés dans cette région sensiblement plus au nord de leur territoire actuel, disent avoir été au point de départ un peuple très pacifique, ignorant jusqu’au maniement de l’arc. Le piégeage constituait la seule technique connue et utilisée pour la capture du gibier. Pourtant la société était structurée socialement et politiquement : à l’époque elle relevait dans sa gestion de la seule aristocratie terrienne (Tubung). Ces « maîtres du pays » se partageaient les petites chefferies existantes où les rapports hiérarchiques étaient inexistants.

L’histoire de la naissance puis du développement de la cour des Ant Yau fait l’objet de plusieurs récits expliquant à la manière Lunda comment l’influence Luba permit l’essor d’une organisation locale, jusque-là modeste. Ici aussi on dispose d’une série de récits semblables dans leur ensemble et ne se différenciant que sur quelques aspects [11].

L’établissement de la cour royale s’est réalisé visiblement au sein d’une chefferie qui possédait déjà toute une organisation et dont les noms des souverains, du moins les plus récents, ont été conservés : Mwaku, Yaal Mwaku, Nkond. C’est après ce dernier règne que se réalisa l’innovation grâce à un phénomène d’influence, de colonisation ou de conquête politique d’origine Luba. En langage mythique, cela se présente comme suit : Nkond avait trois enfants, deux fils, Kinguri (Cinguri) et Kiniama (Ciniama) et une fille, Lueji (Rueji). Un incident fâcheux se produisit à la cour qui valut aux deux aînés d’être déshérités au profit de leur jeune sœur, Lueji. La version la plus ancienne, qui ait été collectée (Pogge 1880), raconte que le chef Nkond se moqua de ses deux fils en leur faisant goûter de l’eau trouble qu’ils prenaient pour du vin de palme. Fâchés, ils quittèrent le pays, obligeant ainsi Lueji à prendre la succession. Carvalho (1890) rapporte un récit similaire. Les fils ivrognes de Nkond prirent pour du vin de palme l’eau laiteuse dans laquelle leur père trempait des fibres végétales destinées au tissage des nattes. Mais la suite de l’histoire est différente. Les deux fils, furieux, insultèrent leur père et le rouèrent des coups. Lueji qui prit la défense de son père fut félicitée, tandis que ses frères furent déshérités.

Le récit « classique » déclare que tout serait arrivé à la suite d’une initiative malheureuse des deux enfants ivrognes qui interpellèrent leur père occupé à tresser des nattes avec un pot d’eau trouble à côté de lui ; ils lui reprochèrent de gaspiller du vin de palme si précieux. Malgré ses tentatives pour se justifier, ses fils l’insultèrent et le frappèrent. Sa fille prit son parti. Il maudit ses fils et leur descendance et confia les insignes de souveraineté à Lueji.

Il faut donc retenir que Lueji devint cheffesse. La suite du récit est précisément l’épisode du changement de régime politique, à la faveur des menstrues de Lueji. Mais avant cela, il faut signaler l’arrivée d’un chasseur Luba égaré alors qu’il poursuivait un gibier ou poussé par le goût de l’aventure, à moins que ce fût à la suite d’une dissension au sein de la cour Luba. Cibinda Ilunga – que les Lunda appelleront dans leur langue Cibind Irung – était donc un prince rattaché à l’aristocratie des Balopwe et il se présenta comme tel. L’accueil courtois ne tarda pas à se muer en un amour profond. Est-ce le prince étranger qui fit pression auprès de Lueji pour détenir le pouvoir ou est-ce elle-même qui en décida, gênée par des menstrues qui l’obligeaient à se mettre en quarantaine ? Le fait est que cette « conquête » s’opéra. La cour allait être organisée à la manière Luba pendant que les deux frères. Kinguri et Kiniama, prenaient le chemin de l’exil avec leurs partisans.

Mais une fois de plus, la suite de l’histoire est sujette à des controverses. Selon Carvalho (1880 : 538), le pouvoir passa, après la phase de la conquête, au premier fils de Lueji, Yav, qui devint le Mwant Yau, celui dont le nom allait devenir un titre politique pour qualifier l’aristocratie de cette nouvelle cour.A sa mort, le pouvoir serait passé à son frère Naweej qui s’avéra être le véritable organisateur de l’empire… [12].

Mais d’après des versions plus récentes, celle de Duysters notamment. Lueji aurait donné à son mari une seconde épouse, Kamonga, qui devint la génitrice des successeurs. Cette situation justifie l’existence institutionnelle de deux dignitaires féminins à la cour de Mwant Yav : la Swan Muruund (Swana Mulunda), mère symbolique de la société, qui est la perpétuation du rôle joué par une Lueji stérile et pourtant fondatrice de l’empire, et la Rukonkesh (Lukonkeshia), la reine-mère qui tient l’office joué par Kamonga et toutes celles qui seront dans sa condition. Plus couramment, on parle de l’existence de la « mère du côté droit » (Swan Murund) qui doit être distinguée de la « mère du côté gauche » (Rukonkesh) (Biebuyck. D., 1957 791, 796, 803). C’est donc cette dernière qui aurait donné naissance au successeur.

Les deux types de témoignages sont nécessaires dans leur contradiction pour comprendre les différentes institutions qui se sont façonnées après l’intervention du chasseur Luba ; d’abord la création de deux aristocraties féminines, l’une symbolisant la fécondité sociale et l’autre la fécondité biologique, ensuite l’élaboration d’un titre de royauté sur base du titre cheffal de « Mwant » auquel fut ajouté le nom du premier roi.

Comment dater ce phénomène ? J.L. Vellut a passé longuement en revue les hypothèses en présence élaborées à partir des éléments internes, tenant compte du système de parenté perpétuelle si courante chez les Lunda et qui veut que sous le terme de Lueji, de Kinguri et Kiniama l’on fasse allusion à plusieurs individus qui ont porté successivement ces mêmes noms et à qui l’on a fait jouer les mêmes rôles historiques. Il préconise une position prudente qui consiste à introduire une distinction entre les temps « des commencements » et les temps « historiques ». La première couche chronologique est celle de l’organisation de l’État, elle est difficile à dater tandis que la seconde couche, celle des règnes des Ant Yav, aurait démarré au XVIIe siècle (1700 terminus ad quem) (Vellut, J.L., 1972 : 62-70). Cette date doit certainement être reculée dans le temps, à la lumière des découvertes archéologiques récentes qui ont prouvé que la chronologie Luba était plus ancienne que l’avaient estimé les historiens.

Mais reconsidérons les faits. Si le premier règne des Ant Yav date de 1700 au plus tard, c’est aussi parce que la fondation de l’État ruund était située vers les années 1600, au plus tard (Vellut, J.L., 1972 : 67). La concordance chronologique avec les éléments d’histoire Luba était donc évidente : 1500 fondation de l’empire Luba, 1600 l’empire Lunda, et 1700 début de la dynastie Lunda. Actuellement, comme on l’a vu, l’archéologie fait remonter l’origine au XIIIe siècle. On doit estimer à moins d’un siècle l’écart temporel existant entre le règne de Cibind Irung et celui de Nkond. Dailleurs, les chefferies royales Luba et Lunda ont dû coexister entre la Mbuji-Mayi et le lac Tanganyika. L’émergence de l’empire Luba a dû précéder de peu celle de l’empire Lunda ; les Ruund n’ont pas dû être longtemps sujets des Balopwe, avant de devenir ceux des Ant Yav. Si cela n’avait pas été le cas, la tradition en aurait gardé un souvenir plus vibrant. Un autre phénomène corrobore cette estimation. Le chasseur Cibind est identifié dans la dynastie Luba comme le petit-fils de Mbidi Kiluwe, autrement dit un des fils de Kalala Ilunga (De Heusch, L., 1972 : 180). Il n’y a évidemment aucune chance qu’une telle identification soit rigoureusement exacte ; elle permet toutefois d’évaluer l’écart temporel qui sépare les deux fondations d’empire. Evaluons cela, en tenant compte des effets éventuels de la parenté perpétuelle, à une durée d’un siècle maximum, estimation qui attendra une confirmation archéologique avant d’être tenue définitivement pour certaine. Mais en raison de sa vraisemblance, on peut d’ores et déjà l’utiliser. La fondation de l’État Ruund aurait donc débuté au XIVe siècle, tandis que les premiers Ant Yav auraient régné au XVe siècle au plus tard.

Les deux empires ont donc coexisté ; si celui des Luba est légèrement antérieur, c’est finalement celui des Lunda, comme on va le voir, qui connaîtra une plus grande extension et un plus grand rayonnement. Mais par lui, c’est en définitive la culture politique Luba qui connaissait une plus grande diffusion.

 

2 LES LUBA – ORGANISATION INTERNE ET EXPANSION

2.1              L’organisation interne

Revenons au cas Luba. Avec Kalala Ilunga, on l’a vu, l’État sortait du giron étroit des Bene Kaiundwe pour acquérir une vigueur nouvelle à la faveur de l’influence du Maniema. Cette cour nouvelle, installée à Munza, consacra définitivement l’empire luba proprement dit, par opposition au royaume Kaiundwe qui en devint une composante essentielle mais suffisamment distincte, aux côtés de Kikondja et de Kanyoka, au point de provoquer dans la suite une guerre et de se faire mater par le pouvoir central (Crine-Mavar, B., 1973 : 25). Malgré la défaite, il l’emportait, en définitive, puisqu’il intervenait pour beaucoup dans la culture politique qui allait désormais prévaloir.

Avec Kalala Ilunga et ses successeurs immédiats, les limites de l’empire allaient s’étendre considérablement et dépasser le cadre de l’hinterland situé entre les sources du Lomami et la rive gauche du Lualaba. Verhulpen va même plus loin dans ses estimations : il considère que l’ensemble du pays situé entre les lacs Tanganyika, Moero et le cours de la Mbuji-Mayi entre le Maniema et le sud du Katanga actuel ressentait les effets de ce pouvoir (Verhulpen, E., 1927 : 24-25). Disons que l’empire couvrait toutes les parties septentrionale et centrale du Katanga actuel.

Voyons comment cet empire était organisé et géré, avant de considérer la suite des événements. Déjà avec Kongolo mais davantage avec Kalala Ilunga s’instaura un pouvoir hiérarchique strict, contrôlé par le pouvoir suprême. Le titre de Mulopwe (Mulohwe, Molopo) consacrant ce pouvoir centralisé a été employé pour la première fois pour désigner Kongolo. On n’a pas encore pu déceler le sens profond de ce terme. Ndua Solol, à la suite de Van Avermaet, n’y perçoit qu’une seule acception, celle de la royauté sacrée (Van Avermaet. E. et Mbuyi. B., 1954 ; Ndua. S., 1978 : 337). Reefe a réussi à ajouter une connotation, l’indivisibilité de ce pouvoir qui ne pouvait être partagé (Reefe. H.Q., 1981 : 11). Mais les Kaiundwe, qui sont témoins de la genèse de cette cour, associent le bulopwe à trois éléments : le fait de s’asseoir sur la peau de léopard, sous l’arbre sacré Mumbu, en portant les anneaux sacrés (Tundu, K.Y., 1981 : 54). Le caractère sacré du pouvoir est suffisamment souligné ; ses caractéristiques rejoignent un peu ce que l’on en connaissait déjà. D’abord, le Mulopwe acquiert sa condition hors du commun dès son accession au pouvoir. Il faut en premier lieu appartenir à l’un des clans royaux. Le rituel d’investiture comportait des normes précises. Il fallait passer par une période de jeûne au cours de laquelle on ne pouvait consommer que des aliments crus. La nuit précédant l’investiture, le candidat mulopwe la passait dans une maison isolée. On invoquait ses ancêtres censés venir lui apporter les attributs sacrés. Au cours de la même nuit, il commettait l’inceste, geste marquant le détachement d’avec sa famille d’origine pour n’appartenir désormais qu’à la société globale (Verhulpen. E., 1927). La sœur incestueuse (Mwadi a Tanda) quittait pour de bon le village et ne pouvait le regagner qu’à la mort du Mulopwe et moyennant une cérémonie de purification.

L’accès à ce pouvoir suprême correspondait à l’acquisition et au port des insignes de la royauté : les bracelets, le collier à dents de lion (léopard) mais aussi les instruments de musique royale : tambours (cikumvi), gongs (Ciondo), xylophones (Madimba) ainsi que les armes (Bezenge) et la canne (Mukombwe). Il fallait surtout adopter un comportement royal, qui comportait nombre d’interdits, sous peine de voir sa force faiblir et de provoquer une série de malheurs au sein de la population.

Le Mulopwe ne vivait pas seul. Il bénéficiait d’abord de la compagnie de tout un harem. Les traditions Kalundwe relèvent l’existence de plus de dix titres de reines, chacun correspondant à une fonction plus ou moins particulière (Tundu, K.Y., 1981 : 71-73) [13]. Il va sans dire que ce personnage sacré avait droit à l’hommage du peuple, hommage qui lui était rendu, de manière régulière, sous plusieurs formes : les corvées (Mingilu), les tributs de toutes sortes (Milambu), les indemnités à l’occasion de l’investiture des dignitaires (Kugala). Cela revient à dire que le Mulopwe ne gérait pas seul son État. Il avait recours, comme il se doit, à toute une administration tenue par des nobles. La gestion des régions (Bibwindji), comme ailleurs, revenait à des dignitaires terriens (Bilolo). Le titre de Kilolo s’obtenait de plusieurs façons : on le conférait aux chefs locaux qui acceptaient la suprématie du Mulopwe ; dans ce cas, il demeurait responsable de sa chefferie intégrée dans la nouvelle administration. Certains Bilolo étaient cependant nommés à partir de la capitale et envoyés à la tête d’une région précise ; c’est le cas des concurrents qu’on écartait de la course au pouvoir ou encore des anciens lieutenants à qui le souverain voulait remettre une récompense (Crine-Mavar, B., 1973 : 33-34).

On sait que ces aristocraties provinciales étaient forcément les représentants de la tendance décentralisante. Il fallait qu’elles soient contrôlées et que d’autres instances fassent contrepoids. Voilà pourquoi il y avait les Kwipata (Kwihata), agents chargés de percevoir les tributs et qui constituaient les instruments de contrôle du pouvoir central dans les régions.

Dans la capitale (Kitenda), le Mulopwe pouvait s’appuyer sur des conseils de notables qui l’épaulaient dans ses fonctions suprêmes mais qui le contrôlaient aussi. Il s’agissait du Cidie (Conseil des notables) et du Cibangu (cour de justice). Le voisinage du Mulopwe correspondait de toute façon à toute une cour composée notamment de Twite (principal dignitaire), Nabanza (chargé de la gestion au cours de l’interrègne, gardien des emblèmes sacrés), Lukunga (premier juge), Mwine Lundu (historiographe ou griot), Ndalamba (reine-mère), Fumwa Pamba Dipumbi (médecin), Mwana Mwilembe (chef militaire), etc. (Vansina, J., 1965 : 57-58).

Bien que les titres et les fonctions correspondants fussent variables d’une région royale à une autre (Kalundwe, Kanyoka, Kikondja), le principe était le même. Il existait pour ainsi dire deux réseaux politiques. Le plus prestigieux (Bulopwe) était d’origine sacrée ; en principe, il était détenu uniquement par ceux qui se disaient héritiers de Kongolo ou de Kalala llunga, bien qu’on note dans la suite une tendance à la vulgarisation du titre puisque chaque chef disposant de vassaux s’en prévaudra (Vansina, J., 1965 : 58 ; Crine-Mavar, B., 1973 : 34).

Ce premier réseau se doublait d’un autre, celui des Bilolo (sing. Kilolo), chefs locaux subissant la loi des conquérants. Entre les deux, venaient prendre place une série d’aristocraties élaborées pour soutenir le pouvoir central et lui faire acquérir un prestige plus grand. Tout ceci concernait les structures hiérarchiques. En dessous de celles-ci, les hommes libres et les esclaves constituaient le peuple de l’empire.

2.2              L’expansion

La succession de Kalala llunga constitue l’une des pages les plus complexes de l’histoire luba. Les spécialistes de la région ont quelque peu étudié la diversité des versions qui existaient sur ce point, notamment celles de W. Burton. A. Van Der Noot, J. d’Orjo de Marchovelette, E. Verhulpen et J. Sendwe [14]. On croit savoir que le successeur direct fut son propre fils, llunga Liu (Walefu), frère de Cibind Irung, qui apportera le principe de royauté sacrée chez les Lunda. Celui qui lui succéda, Kasongo Mwine Kibanza, son petit-fils, conquit à son tour de nouvelles terres et laissa le pouvoir, en mourant, à son fils Kasongo Kalumbulu. La succession se fit de manière relativement sereine et il n’y eut plus de grandes conquêtes jusqu’au règne de Mivine Kadilo, de tempérament expansionniste et qui essaiera d’étendre l’empire au Kasaï, principalement dans la région Songye.

 

Tableau 4 — Souverains luba (Balopwe)

D’APRÈS B. CRINE-MAVAR (1973) D’APRÈS W. BURTON (1961)
01. Kalala llunga Kalala llunga
02. llunga Liu Kasongo Mwine
03. Kasongo Mwine Kabanze Kibanze
04. Kasongo Kalumbulu Ngoi Sanza
05. Goie Sanza Kasongo Kambundulu
06. Kumwimba Mputu Kumwimba Mputu
07. Kasongo Gonzue Kasongo Bonswe
08. Mwine Kombe Ndaie Mwine Kombe
09. Kumwimba Kadilo Kadilo
10. Kasongo Kikenia Kekenya
11. llunga Sungu Kaumbo
12. Kumwimba Gombe llunga Sungu
13. llunga Kabale Kumwimba Ngombe
14. Maloba Konkola Ndai a Mujinga
15. Kitemba llunga Kabale
16. Kasombo Kalombo (1875) Kitamba
17. Ndaie Mande Kasongo Kalombo 1875
18. Kasongo Niembo (+1917) Ndaie Mande
19. Kasongo Niembo

 

 

 

L’occupation du Kasaï constitue une autre page, particulièrement controversée, de l’histoire Luba. Pourtant, l’exode qui est à la base de ce peuplement est considéré non sans raison comme l’événement historique le plus marquant qui aurait succédé à l’instauration même de l’empire. C’est que, confinés jusque-là dans le Shaba central et septentrional, les Luba vont à présent émigrer vers l’ouest au point de donner lieu au clivage culturel reconnu encore de nos jours entre les Luba Shankadi (Katanga) et les Luba Lubilanji (Kasaï), les uns parlant le Kiluba et les autres le Ciluba. On est en droit de s’interroger sur les causes d’un tel exode, sur les périodes pendant lesquelles il s’est déroulé, de même que sur la manière dont tout cela s’est passé, questions bien embarrassantes qui n’ont cessé de préoccuper les spécialistes de l’histoire Luba. Mais une question prévaut : les Luba du Kasaï ont-ils un lien attesté avec l’empire Luba ?

Verhulpen fait la part des choses, estimant que les populations de la première vague des migrants, celle composée des Konji, Luluwa, Luntu, n’ont pu être soumises aux Balopwe pour la bonne raison qu’elles auraient gagné le Kasaï dès la première alerte d’opposition entre les partisans de Kongolo et ceux de Kaiala Ilunga (Verhulpen, E. 1927 : 97-98). Mais cet argument est faible. Quand bien même elles n’auraient pas connu le règne de Kaiala Ilunga à cause de leur départ, le fait que ce déplacement ait été provoqué par cet événement est bien la preuve que ces migrants étaient concernés par l’itinéraire historique décrit jusqu’ici. D’ailleurs, on peut imaginer que, les migrations de ce genre étant un phénomène lent et progressif, ces populations auraient certainement gagné en un premier temps des régions périphériques, où elles se sentaient à l’abri de la guerre, avant de continuer leur chemin. Il y a d’ailleurs un autre argument d’origine anthropologique qui peut être mis en avant. Les Luba du Katanga qualifiaient ceux du Kasaï d’ « infidèles » et de « rebelles » (Bambo), tandis qu’eux-mêmes étaient « Fidèles », Luba ba Sangali (Shankadi). Sangali était le surnom d’ilunga Liu, successeur de Kaiala Ilunga. Or il ne pourrait y avoir de « fidèles » et de « rebelles », de « militants » et de « non militants » qu’en fonction d’un pouvoir politique bien déterminé, le Bulopwe (Kabongo, M., 1973 : 45).

Ceci étant, précisons pourquoi une bonne partie des sujets du Mulopwe l’auraient quitté. La tradition propose une première réponse. La première vague (Luntu, Luluwa, Konji), à laquelle il faut ajouter les Songye et les Kanyoka, serait partie à cause de dissensions d’ordre politique (Kaiala Ilunga – Kongolo) ; la seconde vague aurait suivi la première suite à la famine qui a sévi dans le pays. Cette vague était constituée des Luba proprement dits, les Luba Lubilanji. Différents récits évoquent ces faits. La geste recueillie par Mabika Kalanda parle des deux fils du Mulopwe qui, au lieu de se mettre d’accord sur le partage de l’héritage politique qui leur était laissé, préférèrent prendre les armes. Le plus faible des deux, l’aîné, fut obligé de prendre le chemin de l’exil avec ses partisans (Mabika, K., 1959 : 83). Reprenant à son compte ce récit, Kabongo Mukendi a tenté d’identifier ce Mulopwe dont les enfants se firent la guerre. Il croit savoir qu’il s’agissait de Kalala Ilunga et de Kisulu Malwa, les deux fils fratricides de Mbidi Kiluwe (Kabongo, M., 1973 : 48-50).

Un autre récit significatif est celui que nous fournit le Frère M. Mpoyi. Le successeur présumé aurait été déshérité par son père, le Mulopwe en place, au profit de son cadet, parce qu’il avait osé s’opposer à son père en train d’administrer une correction à sa femme. A la mort du père, le dignitaire chargé de l’intronisation (Cishinga Mpemba) préféra s’en tenir au désir du défunt. Le cadet fut intronisé. L’aîné partit et s’installa dans la plaine de Citandayi puis à Mushilu. H fut ensuite rejoint par plusieurs migrants qui fuyaient la cruauté du régime du cadet intronisé. L’auteur croit savoir que ce récit fait référence au Mulopwe Kasongo Mwine Kibanze qui, en mourant, aurait laissé le pouvoir à son fils cadet Kasongo Kalumbulu au détriment de son fils aîné, Kasongo Kadimbi Nkumwimba (Mpoyi, L.M., 1966 : 34-36). En langage populaire, les causes de migrations sont suffisamment explicitées. Mais dans les faits, il faut rappeler avant tout la forte concentration humaine de cette région du Katanga : c’est elle qui a dû créer le conditionnement propice à l’apparition des conflits et à l’éclatement de la famille impériale.

Pour dater ce déplacement, il convient de préciser une fois de plus que cela n’a pu avoir lieu de manière brusque. Il n’y avait pas de raison pour qu’il en soit ainsi. La tradition elle-même évoque deux phases de déplacement, celui de la première et de la seconde couche. D’ailleurs, l’arrivée de Cibinda Ilunga (Cibind Irung) chez les Lunda est vraisemblablement une manifestation de ce mouvement d’expansion progressif vers l’ouest, qui a fini par mettre un groupe des Luba au contact avec une tout autre cour politique.

Pour dater le phénomène, la tradition orale fournit pas mal de matériaux déjà signalés. D’abord ces migrations, on l’a vu, peuvent être rattachées à quelques souverains précis (Kalala Ilunga, Kasongo Mwine Kibanze). Ensuite, elles peuvent être reliées au phénomène d’introduction de la culture Luba chez les Lunda. Du reste, de manière générale, on peut dire aussi que ces migrations constituaient une conséquence du phénomène d’expansion des empires Luba et Lunda ; de ce fait au point de vue de la datation, les deux éléments devraient être liés. C’est en tout cas l’opinion de Vansina sur la question (Vansina. J., 1956 : 69-85).

Toutes ces données générales ou particulières, auxquelles ces migrations se trouvent associées, ont déjà fait l’objet d’un effort de datation plus précise. Si l’on se réfère aux souverains perçus comme indicateurs de ce mouvement, on doit estimer qu’il eut lieu, suivant la chronologie traditionnelle, entre 1600 et 1699. Le rattachement à Kalala Ilunga le rapprocherait davantage de la fin du XVIe siècle ; mais en général, on situe l’installation au Kasaï, plus précisément dans la région de l’entre- Lubilanji-Mbuji-Mayi et Lubi, dans la deuxième moitié du XVIIe siècle (Kabongo. M., 1973 : 72). L’évocation de la fondation de l’empire Lunda, considérée comme un accident de parcours de cette migration, ferait songer à la date de 1600. du moins si l’on fait allusion, de manière explicite, à l’aventure de Cibind Irung (Vansina. J., 1985 : 192). On pourrait donc conclure, toujours suivant cette chronologie, que ce mouvement se serait étalé tout au long du XVIIe siècle. La première installation fut alors suivie d’une série des campagnes de quelques Balopwe – Kadilo et Ilunga Sungu – qui tentèrent de récupérer leurs anciens sujets. Cela nous porterait déjà au XVIIIe siècle (Kabongo, M„ 1973 : 77-78).

Mais cette chronologie doit être reculée dans le temps, suite à des découvertes archéologiques récentes. C’est en fonction de cela que nous avions fixé la fondation de l’empire Cuba (Kongolo) vers 1300 au plus tard et celle de l’empire Lunda (Cibind Irung) vers 1400 (terminus ad quem) pour respecter l’écart prudent que Vansina établit entre ces deux phénomènes quand il préconisa les dates de 1500 et 1600. Par conséquent, il faut supposer que les Luba prirent possession des terres du Kasaï tout au long du XVe siècle et qu’il s’ensuivit une longue période de répartition de l’espace qui ne sera interrompue réellement qu’avec la colonisation.

Dans ces pérégrinations vers le Kasaï en quête de nouvelles terres, les différentes populations de culture Luba se réclament toutes d’un lieu mythique – Nsanga a Lubangu – lieu de passage ou d’origine avant d’essaimer dans toute la région du Kasaï. Toutes les recherches d’une plus grande précision quant à cette appellation sont demeurées vaines, même pour les lettrés autochtones. Le Frère Mpoyi est un des premiers à avoir essayé. Pour lui, « Nsanga a Lubangu » serait une déformation linguistique du terme « Nsamba », lac sacré des Luba, situé aux environs de l’actuel Kabongo (Mpoyi, L., 1966 : 33). Cette interprétation nous ramènerait au contexte de la cour de Mwibele, dans l’empire Luba où les Kasaïens situeraient leur origine. Faut-il se fier à Mpoyi qui passe pour être un bon connaisseur de la culture Luba au point d’en avoir écrit l’histoire en langue Ciluba ? L’interprétation de Mabika Kalanda qui serre davantage le texte semble être plus suggestive, mais se présente sous forme dichotomique. La première hypothèse préconise que « Nsanga a Lubangu » serait une localité supposée être chez les Bene Kalota ou encore chez les Bakwa Mulumba (Mabika, K., 1959 : 80). La seconde hypothèse se réfère à l’étymologie. Elle estime qu’il s’agirait de l’arbre « nsanga » (Lusanga) qui aurait reçu des entailles (Lubangu). Les différents groupes de migrants auraient pratiqué des entailles sur l’arbre, soit pour signaler leur passage en ce lieu, soit en signe de séparation du reste du groupe, à moins que cela soit une manière de sceller un pacte d’amitié avec d’autres populations (Mabika, K., 1959 : 80 ; Kabongo, M., 1973 : 157). La tradition des Bakwa Tembwe, recueillie plus récemment, préconise elle aussi une interprétation qui reprend textuellement les deux aspects évoqués. On parle de Nsanga a Lubangu qui pourrait être soit une localité alors située aux environs de Kamina ou encore un arbre portant des entailles (Kabedi, L, 1975 : 6).

Comment interpréter ces données ? Faut-il supposer que les entailles se pratiquaient sur un arbre situé dans une localité ou une série de localités, non loin du lac sacré ? Dans tous les cas, la référence à un même mythe, aussi imprécise soit-elle, apporte une certitude dans la mesure où elle constitue le témoignage de la communauté d’histoire de ces peuples, du moins dans cette phase de leur cheminement. C’est la conclusion minimale à laquelle on pourrait s’en tenir en attendant que l’archéologie vienne dévoiler le mystère de Nsanga a Lubangu. L’existence d’un mythe constitue également l’expression d’une prise de conscience d’appartenance à un groupe de populations données. On se trouve donc ici en présence d’une historicité consciente et pas forcément spontanée, de sorte qu’elle peut avoir fait l’objet de manipulations, du moins sur certains aspects de son témoignage. Les populations qui prétendent de nos jours avoir Nsanga a Lubangu comme lieu d’origine ne sont pas nécessairement liées, historiquement, aux migrants originaires du Katanga. Certaines peuvent avoir appris ce mythe, au point de le débiter brillamment aujourd’hui et de le présenter comme le récit de leur origine.

Il faut savoir en effet qu’avant l’arrivée des migrants, les terres du Kasaï n’étaient pas inoccupées. Une série de populations bantu s’y trouvaient déjà. La région centrale, selon toute vraisemblance, était occupée par les Kete et les Bindji ; au sud- ouest, il y avait les Salampasu tandis que les ancêtres des Luluwa actuels occupaient le voisinage de ces derniers, mais un peu plus à l’ouest. Plus au nord, il y avait les Pende, puis les Leele et les Kuba, voisinant avec les Tetela qui occupaient le nord- est de la région (Kabongo, M., 1973 : 81). Déjà les Kanyoka étaient sur place, mais ils occupaient encore la région entre les cours moyens de Lubilanji et de Mbuji-Mayi. Provenant du Katanga central, ils ne pouvaient atteindre leur terroir actuel directement. C’est alors que leur grand chef, Sabwa, eut la mauvaise idée de provoquer les Lunda du Mwant Yav Luseeng. La bataille qui éclata tourna à leur désavantage, ce qui les décida à émigrer davantage au sud, évitant désormais tout contact avec l’empire Lunda (Duysters, L., 1958 : 85).

Sur la rive gauche de la Mbuji-Mayi, région actuellement occupée par les Bakwanga et les Bakwa Dishi, les Bindji furent bousculés par les nouveaux venus et dispersés, dans toutes les directions.

Les Kete surtout, qui étaient les maîtres avant l’arrivée des migrants, allaient connaître une très grande dispersion et passer finalement pour les plus grands perdants de ce mouvement de peuplement du Kasaï. Que ces Kete aient occupé la région centrale du pays, le fait est reconnu par la plupart des spécialistes qui se sont intéressés à la question (Denolf, P., 1954 : 800-834 : Rauq. P., 1961 :47 ; Ntambwe. L.L., 1971). Certaines analyses suggèrent que cette société représentait une culture pré-Luba. Sur le plan linguistique par exemple, c’est la rencontre du Kikete avec le Kiluba qui formera le Ciluba (Vansina. J., 1965e : 85-89). Les Lunda d’avant Cibind Irung, quand ils vaquaient à leurs occupations paisibles dans la vallée de Nkalany, disent que les Kete étaient leurs voisins (Duysters. L., 1958 : 83). On se rend compte qu’on se trouve en présence d’une couche de populations différentes qui allaient être absorbées par la suite. Cette disparition a été tellement radicale qu actuellement encore, lorsque les Kete sont interrogés sur leur origine, deux conteurs sur trois débitent les traditions d’origine des conquérants Luba et un seul seulement présente une tradition spécifique à la société. C’est là en tout cas le résultat d’une enquête menée sur le terrain pour tenter de reconstituer l’histoire originale de ce groupe ethnique (Mbuyi, K.M., 1980).

De nos jours, on est porté à croire que, jadis, les Kete occupaient un territoire fort étendu. En effet, cette population est citée dans les traditions relatives à l’installation au Kasaï de toutes les sociétés « conquérantes » : Luluwa : Kuba. Cokwe. Songye, Luba. Toutes ces populations affirment avoir rencontré les Kete à leur arrivée (Mbuyi, K.M., 1980 : 45-69). C’est certainement parce qu’ils n’ont pu faire face aux assauts des nouveaux venus qu’ils se trouvent de nos jours scindés en deux groupes : les Kete du nord et ceux du sud. Ceux du nord, voisins des Bena Dibela, entourés des Leele, Kuba et Luluwa, ont été annexés à la culture Kuba et un certain nombre d’entre eux ont même fait partie de ce royaume (Torday, E. et Joyce, T.A., 1911 : 9, 20). Ceux du sud ont connu un tout autre cheminement, repliés qu’ils étaient sur la région confinée entre les cours supérieurs de la Luluwa et de la Mbuji- Mayi, rivières qui les séparent des Lunda et des Kanyoka. Ils se sont davantage « segmentarisés » (Kabongo, M., 1973 : 82-83), tout comme d’autres groupes plus restreints disséminés sur les rives de la Luebo jusqu’à son confluent avec la Luluwa (Maes, J. et Boone, O., 1935 : 74).

Pour résumer la situation qui a prévalu, on pourrait dire que le Kasaï connaissait déjà une première occupation bantu, oeuvre des Bindji et des Kete et peut-être des Salampasu. Les vicissitudes politiques au sein de l’empire amenèrent un deuxième puis un troisième groupe de population. Cela se réalisa tout au long du XVe siècle. Les premiers venus furent les ancêtres des Kondji, Luntu, Luluwa actuels, tandis que les derniers venus constituèrent le grand groupe des Luba Lubilanji. Les différentes populations eurent tôt fait de se mélanger à la faveur de la nouvelle répartition de l’espace. Ce brassage est à la base de nouveaux découpages ethniques qui prévalent actuellement au Kasaï, produit d’une culture rénovée qui n’est pas une reproduction fidèle de celle de l’empire d’origine.

2.3              L’évolution sociale

Dans l’optique de l’apparition de ce nouveau visage de la culture Luba, il serait utile de considérer l’organisation sociale qui s’est élaborée en fonction de ce nouveau contexte. Commençons par l’organisation sociale. Comme on le sait, la famille Luba, au Katanga comme au Kasaï, pratique la filiation patrilinéaire. Ce phénomène n’est pas aussi archaïque qu’on pourrait le croire, du moins si l’on se réfère à une certaine lecture de la tradition orale. La première filiation qui ait prévalu est plutôt matrilinéaire (Lusanga, G., 1971 : 29). Les réminiscences de ce statut sont encore perceptibles dans les groupements des « Lubaïsés » au Katanga. Au demeurant, même dans le second habitat des Luba, au Kasaï, les premiers habitants semblent avoir été matrilinéaires. La structure bilatérale qui caractérise actuellement les Kete-Sud s’explique par les influences patrilinéarisantes plus récentes qui ne sont pas parvenues à évincer complètement le mode de succession en vigueur auparavant (Denofl, P., 1954 : 70).

Dès lors, comment justifier le changement qui s’est opéré au sein de ce groupe culturel ? Habituellement, c’est aux Songye qu’on attribue l’introduction de la patrilinéarité, dans la mesure où l’on suppose que le Songye constituait l’identité ethnique des fondateurs de l’empire Luba. On sait à présent que cette hypothèse était fausse ; on a démontré que ce groupe constituait un ensemble parmi tant d’autres dont la symbiose a façonné l’émergence de l’empire.

En réalité, si l’origine de la patrilinéarité est liée à la fondation de l’empire, c’est que celle-ci est à situer dans le pays du Sud-Maniema, d’où serait originaire Mbidi Kiluwe et, partant, la culture nouvelle qu’il a incarnée. D’ailleurs le récit même de l’éviction de Kongolo par Kalala Ilunga met en scène l’échec d’une certaine matrilinéarité. Au début, le récit évoque la jalousie d’un Kongolo à l’égard de son neveu, Ilunga. Cette jalousie n’est compréhensible que dans le contexte de la filiation matrilinéaire où le neveu se trouve être un successeur potentiel. Du reste, le neveu, dans le récit, habite chez son oncle. Il ne le quittera que lorsqu’il sera déçu par lui pour rejoindre son père (passage vers la patrilinéarité). Avec l’aide paternelle, le jeune Kalala Ilunga revient, tue l’oncle et s’empare du pouvoir. C’est le symbole de l’instauration de la nouvelle filiation. C’est ainsi qu’après ces événements, la succession devient franchement patrilinéaire, sans souffrir aucune concession. Par la suite, lorsque cette culture sera diffusée dans le Kasaï, elle y amènera aussi ce principe d’organisation qui sera également adopté par les Lunda, comme on le verra plus loin.

Avec le départ au Kasaï, c’est-à-dire en dehors de la zone contrôlée par le pouvoir central, il faut signaler le fait que les Luba tendront de plus en plus vers une organisation moins structurée, perdant en tout cas leur cohésion interne.  Le familial reprendra la primauté sur le politique. La référence de chacun, après les brassages des migrations, sera un nom d’ancêtre ou d’un lieu prestigieux lié à l’itinéraire de sa famille, précédé des particules Bakwa ou Bena… Dans le premier cas. on avait, par exemple, les Bena Kazadi, les Bakwa Kalonji (noms d’ancêtres) et dans le second cas, on rencontrait, entre autres noms, les Bena Moyi (cours d’eau), les Bakwa Dishi (salines).

On aurait raison de chercher à saisir la connotation précise de ces deux particules. Celle-ci ne se laisse pas facilement cerner, d’autant que. à certains moments, ces termes semblent fonctionner comme des synonymes. Mais cette confusion n’est qu’apparente. Il est évident qu’initialement, ces deux particules devaient correspondre à deux emplois distincts [15]. On croit savoir que « Bena » serait une contraction de « Bana ba »… (les descendants de…) ou encore de Ba…eena (ceux qui ont…). Bakwa par contre, proviendrait de Bana ba kwa… (les gens de chez …) ou plus simplement encore de « Bea…kwa » (ceux de…). On peut supposer qu’au point de départ, le terme « Bena » regroupait les personnes d’une même descendance. H s’agissait donc d’un regroupement de type familial, tandis que « bakwa » affectait une association de type politique ou social (Kabedi. L., 1975 : 20). Dans la pratique, cette distinction n’a pu être respectée de manière stricte, spécialement en ce qui concerne le terme « Bena » plus courant que celui de « Bakwa ». Faut-il supposer que cette dichotomie était plus stricte avant l’immigration au Kasaï, au moment où le Katanga était l’habitat unique et que la confusion se serait créée à la faveur du déménagement ? On peut le supposer, sans pouvoir, actuellement, le confirmer ou l’infirmer.

En tout cas, les termes qui suivent ces particules sont de trois groupes différents, suivant qu’ils sont des patronymes, des toponymes ou des sobriquets (Mufuta, P., 1969 : 19-21). Mais les référents les plus nombreux sont d’ordre anthroponymique puisque les surnoms, comme les patronymes, concernent les personnes humaines.

Sur le plan interne, on allait parvenir à mettre au point une structure spéciale, certainement plus adaptée à la situation décentralisante dans laquelle on se retrouvait. On notera, dans la région, l’existence d’ensembles ethniques homogènes sur le plan interne par la communauté de langues d’usage et de traditions, mais qui ne constituent pas des unités politiques (Cisa). C’était notamment le cas des Luluwa et des Luba Lubilanji. Chacun possédait une série de chefferies (Bisamba) d’importance variable mais se réclamant d’un fondateur et d’un itinéraire historique précis.Le Cisamba constituait donc l’unité politique la plus pertinente, qui regroupait sous un même pouvoir les différentes aristocraties peuplant les villages. Mais entre le village et la chefferie se glissait une autre structure : le clan (cifuku). Ici comme ailleurs, le clan représentait l’instance de transition entre le champ familial et le champ politique. Si le cifuku était d’une part le lieu de regroupement de tous les lignages (Biota) qui se considéraient comme apparentés, il était d’autre part soumis à une certaine hiérarchisation au sein de la chefferie, au point que l’on peut estimer, d’une certaine façon, que le « cisamba » était un regroupement des « Biota ». En effet, la chefferie présente habituellement une gamme de clans hiérarchisés entre eux. Les clans « aînés » censés détenir le pouvoir (Bukalenge) ont en général, pour fondateurs, les fils de la première femme du héros fondateur du cisamba dans lequel on se situe. Les clans « cadets » sont ceux issus des fils des autres épouses du héros fondateur. S’ils ne pouvaient pas régner, ils constituaient du moins les instances inférieures (Bilolo) qui avaient le rôle de conférer le pouvoir. Enfin, aînés et cadets se distinguaient d’une troisième série de clans (Basangana) représentant les « autochtones », ceux qui avaient été trouvés sur place avant l’occupation des terres. Voilà, schématisée, la distribution du pouvoir au sein de la chefferie (Malengu, M., 1975 : 48-49).

Au niveau des titres politiques, on notera ici que, même pour les migrants, le Mulopwe est resté une référence de l’organisation prestigieuse de l’empire. Ce titre n’est guère repris pour qualifier d’autres réalités. Le responsable du cisamba sera plutôt un Mukalenge parce qu’il détient le « Bukalenge » et non le « Bulopwe ». Il était entouré de toute une cour de notables qui l’assistaient dans ses tâches de gouvernement ; elle était composée notamment du Twite (premier notable), du Luaba (héritier présomptif), du Cikala (intermédiaire entre le chef et le peuple), du Muadiamvita (général des armées), de Kalala ka Mvita (chef de police), etc. (Mufuta, P., 1969 : 27-29). La filiation par rapport à la cour du Mulopwe demeurait évidente, mais le contexte nouveau avait nettement moins d’envergure parce qu’il était plus restreint.

3 LES LUNDA

3.1 L’organisation interne

Après les Luba, les Lunda en vinrent à perfectionner leur système politique avant de l’étendre, en s’émiettant, bien au-delà du cadre où il avait été élaboré. Cette expansion va créer un véritable empire. Tout l’édifice politique Lunda s’est bâti ici à partir de la cour du Mwant Yau, située à la Musumba (capitale), dont l’emplacement était revu à chaque avènement d’un nouveau souverain. A partir de ce point de polarisation allait s’organiser, sous forme de cercles quelque peu concentriques, l’ensemble de l’espace soumis, à des degrés divers, à l’influence de cette cour. Dans le premier cercle, le pouvoir de la cour s’exercait de manière effective : ce sera le cas du pays de l’entre-Mbuji-Mayi – Lubilash. Dans les cercles suivants, son influence sera présente ; dans d’autres encore, situés plus loin, seul son prestige sera reconnu. De toute façon, les aristocraties contrôlant cette immense périphérie trouveront toujours des liens de parenté, réels ou présumés, avec le Mwant Yav qu’on considérera comme « aîné » par rapport à soi. L’espace dégagé par ce faisceau de relations constituera l’empire (Vellut, J.L., 1972 : 70). Voilà comment il allait s’élaborer.

 

Tableau 5 — Souverains lunda (Ant Yav)

D’APRÈS J. VANSINA (1964)

D’APRÈS J.L VELLUT (1972)

D’APRÈS B. CRINE-MAVAR (1973)

01. Cibind Irung 01. Cibind Irung 01. Cibind Irung
02. Mwant Luseeng 02. Yav 02. Yav
03. Mwant Yav Naweej 03. Naweej (I) 03. Naweej
04. Muteb 04. Mukeleng Muland 04. Muteb
05. Mukaz 05. Muteb (I) 05. Mulaj
06. Mulaj 06. Yav Naweej 06. Mbal (I)
07. Mbal 07. Mukaz (I) 07. Mukaz (I)
08. Yav Ya Mbany 08. Mulaj 08. Mbany
09. Cikomb Yav 09. Mbal(l) 09. Cikomb
10. Naweej 10. Yav Ya Mbany (Cikomb Yav) 10. Naweej a Ditend
11. Naweej (II) 11. Mulaj a Mbal
12. Mulaj (Kasekene) 12. Muteb a Cikomb
13, Muteb (II) 13. Mbal (11)
14. Mbal (II) 14. Mbumba
15. Mbumba Muteb 15. Cibind
16. Ditemd Cibind 16. kangap
17. Naweej Kangap 17. Mudib
18. Ciband Mudib 18. Mukaz (II)
19. Mukaz (11) 19. Mbal (III)
20. Mbal (III) 20. Mushid (+1907)
21. Mushid (+1907) 21. –

 

On sait que Cibind Irung eut pour successeur Yav a Irung (Carvalho) ou Mwant Luseeng (Duysters), les deux noms se rapportant à une seule personne qui aurait régné avant le Mwant Yav Naweej ou encore à deux personnes différentes qui auraient régné successivement après Cibind Irung. C’est au cours de cette période que s’accentue l’exode déclenché par les départs de Kinguri et de Kiniama, départs motivés non seulement par la conquête du pouvoir par un étranger mais aussi par la structuration du pouvoir nouveau qui ne devait pas plaire à tous. Mais ces mouvements d’expansion n’étaient pas les premiers. Bien avant cela, des groupements ruund avaient connu des migrations vers le Luapula. En se mélangeant avec les autochtones, ils donnèrent naissance aux ethnies qui peuplent actuellement le sud- ouest du Shaba : Bemba, Tabwa, Lamba et même Sanga, bien que ce dernier groupe ait bénéficié au départ d’un noyau important de Luba Shankadi (Crine-mavar, B., 1973 : 82, 83, 95).

D’autres groupes périphériques existaient aussi. Les traditions Mpïmin estiment par exemple que leur accès à la culture politique Luba n’a pas suivi la même filière que celle des autres Ruund. Au lieu de Cibind Irung, ce fut un autre chasseur, Cibind Mpemba. qui se présenta chez eux et qui épousa leur reine qui n’était pas Lueji mais plutôt sa parente, Mwadi Kapuk. Ce récit justifie l’existence d’un royaume particulier, celui de Kayembe Mukulu, titre royal qui subsistera pour qualifier le chef suprême des Mpimin (Ndua, S., 1978 a : 120-128). Ceci illustre la diffusion culturelle qui se réalisait imperceptiblement, sans doute à la faveur d’un brassage de populations régi par une trop forte concentration démographique. D’après les traditions ruund, l’ethnie Cokwe se serait formée aussi dans un cadre similaire. Ce sont les descendants de Nakabamba, la sœur de Lueji, qui, en progressant vers l’ouest à la recherche de nouvelles terres, parvinrent à donner naissance à la société Cokwe dans les contrées angolaise et kasaïenne. Ce n’est qu’au XIXe siècle que les Cokwe, grâce à leur dynamisme commercial, connaîtront une expansion en sens inverse au point d’occuper à nouveau la région sud-ouest du Katanga [16]. Ce courant d’expansion allait donc se poursuivre en même temps que s’élaborait la cour de Mwant Yav. Il sera doublé d’une allure de conquête militaire et commerciale lorsque cette cour commencera à rayonner réellement dans la région.

Dans sa forme achevée, l’appareil politique et social, œuvre des premiers Ant Yav, était une adaptation sinon une reprise de la structure qui prévalait chez les Luba,mais sous une forme simplifiée. La première couche de dignitaires, d’origine provinciale, était constituée par la classe des Ayilol. Au point de départ, la qualité de Cilol (Kilolo Luba) était reconnue à tout ancien «compagnon» de Cibind Irung qu’on installa à la tête d’une région bien déterminée. Mais certains chefs autochtones – les Tubungu d’avant Lueji – trouvèrent également leur insertion dans la nouvelle organisation en acquérant ce titre. Dans la suite, l’acquisition de cette noblesse constitua une modalité de conquête politique. Tout chef local pouvait s’intégrer librement ou non, dans l’empire. Il lui suffisait de reconnaître la suprématie du Mwant Yav en devenant un Cilol. Il continuait certes à régner sur les siens mais devait désormais envoyer un tribut à Mwant Yav, recevoir ses émissaires et faire exécuter par les siens les corvées demandées par le pouvoir central. Il faut préciser que le Cilol gouvernait un « district » comprenant plusieurs villages, (Ngaand) chacun sous la houlette d’un chef (Mwant a ngaand).

La seconde couche de dignitaires évoluait autour du Mwant Yav : ils se considéraient comme ses collaborateurs immédiats et agents de transmission, sinon d’exécution de ses décisions, ou encore comme représentants de sa famille. Les noblesses les plus originales sont celles qui reviennent aux femmes. La Swan Murund, la mère symbolique des Lunda, a dû porter pendant longtemps le titre de Lueji, du nom propre du personnage historique qui est à la base de cette institution avant l’apparition de cet autre terme. Avec la Rukonkesh, reine-mère chargée d’élever les enfants et d’accueillir les visiteurs du Mwant Yav, l’apport féminin à l’exercice du pouvoir politique se trouva largement représenté. Bien d’autres fonctions existaient, parallèlement : le Swan Muiopo était l’héritier potentiel qui devait, en cas de guerre, prendre la tête des troupes ; la Mwadi et la Temena étaient les première et seconde épouses ; Kalala était un chef militaire qui devait évoluer dans l’avant-garde de l’armée ; Mwanat était chargé d’invoquer les ancêtres dynastiques, c’était l’historien de la cour. Kambupi (pl. Tumbuyi) était une espèce d’eunuque responsable du harem, etc. (Duysters, L., 1958 : 76 ; Crine-Mavar, B., 1973 : 74-75).

Un troisième réseau de titres politiques s’instaurera par la suite. A la cour centrale d’où ce pouvoir tient son origine, l’autorité suprême sera détenue par le Mwant Yav, titre provenant du nom propre du premier souverain et signifiant « seigneur de la vipère », métaphore symbolisant l’écart qui existe entre les autres hommes et le souverain (Crine-Mavar, B., 1973 : 74).

D’autres cours vont voir le jour aux côtés de celle du Mwant Yav, mais avec les mêmes références culturelles. Les migrants lunda qui, pour des raisons de conquête, se dirigèrent vers le Luapula, finirent par connaître une organisation plus ou moins autonome sous la direction de leur chef militaire, le Mwant Kazembe. Ce nom devint un titre politique désignant la dynastie qui s’instaura dans cette région. Le royaume Kazembe devint une réalité non seulement commerciale mais même politique ; si son pouvoir était distinct, il ne reconnaissait pas moins la suprématie du Mwant Yav (Lebreque, E., 1949 : 9-33 ; 1950 : 21-28 ; 1951 : 18-67).

Dans les régions occidentales, ce fut une autre cour qui se développa et cela dans le Kwango, chez les populations Yaka qui s’organisèrent sur le modèle Lunda. Dans cette région, tous les Bilolo avaient au-dessus d’eux le Kiamfu. L’origine de ce titre a préoccupé plus d’un auteur. On a cru, dans un premier temps, qu’il provenait du langage autochtone où il pouvait signifier « pont », « lieu de passage » entre les vivants et les morts, entre la vie « d’en deçà » et de « l’au-delà » (Struyf. Y., 1948 : 352). La réalité était plus simple. « Kiamfu » ne serait qu’une corruption du terme « Mwant Yav » (Mwata Yamvo). Le titre Lunda aurait certainement été d’abord prononcé « Tiamvo » (contraction, après amuïssement de la syllabe initiale de « Ta + Yamvo ») avant de devenir (Kiamvo) Kiamfu (Lamal. F., 1965 : 46 : Nzonzi. M.L., 1977 : 24-25).

Dans la réalité politique, la cour de Kiamfu (pluriel Biamfu) fonctionne comme une réalité distincte. Cependant, à l’instar de Kazembe, le Kiamfu s’estime lié au Mwant Yav dont il est l’un des cadets. La préséance des Ruund a ainsi toujours été reconnue au sein de ce grand groupe Lunda. Dans la pluralité des Etats existants, l’État Mwant Yav constitue la référence première. L’organisation interne connaît des variations, mais des constantes aussi puisque la classe de ayilol (Bilolo) subsiste partout et se trouve être l’instance intermédiaire entre le pouvoir suprême (Mwant Yav, Kazembe, Kiamfu) et les pouvoirs locaux (Bamfumu, Tushiwu, Atubung, etc.).

C’est dans le domaine de la succession que l’organisation ruund s’imposait par son originalité, ne craignant pas de prendre une distance confortable par rapport à l’archétype Luba. Avant l’acculturation Luba, la règle de succession était matrilinéaire, même dans les rangs des Tubungu (Miller, J.C., 1981 : 242). Avec l’introduction de la culture Luba patrilinéaire, la situation devint plus complexe ; on nota une coexistence des deux modes de filiation au point que les réminiscences de ce phénomène sont encore perceptibles de nos jours chez les Cokwe, les Mpimin et les Nsamba (Ndua, S., 1978a : 248-255).

Dans la cour de Mwant Yav, où l’influence Luba avec l’intrusion de Cibind Irung avait agi avec une plus grande vigueur, on évolua vers un mode de descendance omnilinéaire. Tout les descendants, par l’homme ou par la femme, représentaient, jusqu’à la quatrième génération, des successeurs potentiels. Autrement dit, la classe des héritiers était composée à la fois des neveux et des fils, des frères comme des cousins croisés et parallèles (Crine-Mavar, B., 1973 :69).

Il y avait donc inévitablement une foule de parents. On comprend alors qu’il ait été nécessaire pour se retrouver dans un tel labyrinthe familial de miser sur la parenté perpétuelle, qui est une modalité de classification de parents. Le descendant acquiert, suivant cette conception, le statut du remplaçant, du représentant, de sorte que la première relation est toujours restituée dans son intégralité et dans ses limites, sans jamais engendrer d’autres enchevêtrements. On suppose à juste titre que l’idéologie de la parenté perpétuelle est née dès que disparurent les fondateurs éponymes des grands titres seigneuriaux de l’empire. Chaque premier successeur eut alors conscience de réincarner le fondateur éponyme du titre. Par voie de conséquence, ce successeur perpétua la relation de parenté réelle ou fictive qui unissait le défunt au Mwant Yav ou au dignitaire auquel il se référait. Par après ce principe a été reconduit de successeur à successeur.

3.2 L’expansion

Revenons au phénomène d’expansion, l’élément essentiel de la dynamique des Lunda. On peut déceler ici au moins trois mouvements rapportés par la tradition orale, qui révèlent l’existence d’un courant d’expansion évident. Le premier est prédynastique. Il relève de l’effort de la répartition de l’espace qui caractérisait toute la région. C’est dans ce contexte que les Ruund ont dû quitter le pays des grottes de Mandaam pour atteindre leur terrain actuel situé plus au sud, pendant que certains d’entre eux allaient plus loin dans le Katanga et y suscitaient l’émergence d’autres sociétés ethniques (Bemba, Sanga, etc.). Un deuxième mouvement est celui provoqué par l’arrivée de Cibind Irung et qui donne l’occasion aux frères de Lueji d’émigrer. C’est le mouvement le plus important qui sera cependant suivi par un troisième provoqué par des campagnes militaires et qui amena les vainqueurs à s’installer sur place pour gérer leur victoire (le cas Kazembe).

La tradition orale, pourtant éloquente quant à l’énumération et l’explication de ces mouvements, ne précise en rien les directions retenues par ces migrations. A les considérer de plus près, on constate qu’elles s’orientaient volontiers vers les régions qui possédaient les richesses les plus convoitées de l’époque. Cette vision des choses permet mieux de comprendre la motivation qui allait justifier la création de tous ces nouveaux Etats lunda.

La direction occidentale passait pour être attrayante, au départ de la Musumba. Les échos provenant de cette région faisaient état de l’arrivée des Hommes Blancs, les Portugais, porteurs de produits nouveaux inconnus jusque-là dans le pays. La direction méridionale vers l’Angola était également attrayante. C’est de là que provenait le sel, denrée précieuse dont la possession, au-delà de toure considération gastronomique, était un signe de richesse et de prospérité. C’est vers ce pays que se dirigea Kinguri. On comprend alors que l’essaimage ruund fut motivé par des nécessités d’ordre commercial et démographique même si, au niveau de l’historicité consciente, elles se voient traduites par des dissensions familiales réeEes ou inventées par le conteur étiologiste.

Comme on l’a dit, Kinguri et les siens s’orientèrent vers l’occident. Ils gagnèrent d’abord la région des Hauts-Plateaux situés entre les sources du Kasaï et le Haut-Kwango. Ils décidèrent ensuite de continuer vers la côte, jusqu’à rencontrer les Portugais. Entretemps, Kinguri – la dynastie se réclamant de ce nom – fut évincé au profit de Kasanje son neveu (dynastie «cadette» de la précédente). C’est lui qui devint effectivement l’allié des Portugais. Ceci donna l’occasion aux Lunda d’entrer en contact avec les produits importés, notamment les armes à feu. Le fait que Kasanje fit parvenir ses biens jusqu’au pays d’origine, à la Musumba, démontrait l’importance commerciale de l’émigration ainsi réalisée. Kasanje fonda le royaume connu sous ce nom, dont les habitants étaient appelés des Imbangala. Cela se passait au tout début du XVIIe siècle [17].

Sur la lancée de l’expédition de Kinguri, se réalisèrent d’autres aventures, notamment celles qui amenèrent à la création du royaume Yaka. Selon les traditions de ce peuple, il faut chercher l’origine de l’ancêtre fondateur Mwene Putu Kasongo dans la cour même du Mwant Yav. C’est ainsi que ce personnage est rattaché par des liens généalogiques à Kinguri. Il s’agirait de son neveu resté à la Musumba, et qui se serait décidé dans la suite à le suivre, accompagné de Mwata Kumbana et de leurs partisans respectifs. Ce conquérant vint s’installer sur la rive droite du Kwango et s’attribua le titre de « Mwene Putu », le (Seigneur blanc) Kasongo, sachant que la rive gauche de cette rivière constituait les terres du « Mwene Putu » (le roi du Portugal). Il installa sa capitale à Kasongo Lunda et fit de ses compagnons des Bilolo. Les populations autochtones, Tsaamba, Suku, Hungaan, Holo, Pindi furent intégrées ; quelques groupes dissidents optèrent pour l’exil et s’en allèrent peupler les rives du Kwilu et de Kwenge (Nzonzi, M.L., 1977 : 23-40 ; Sikitele, G., 1979 b : 283-284).

La dynastie de Biamfu était née et cela très vraisemblablement dans la deuxième moitié du XVIIe siècle, datation obtenue par recoupement avec les autres données de l’histoire lunda (Nzonzi, M.L., 1977 : 44-45 ; Vansina, J., 1966b : 146).

On ne saurait restituer correctement l’arbre généalogique des Biamfu. Le télescopage des traditions, le recours à la parenté perpétuelle et enfin la défaillance de la mémoire sont autant d’éléments qui rendent cette tâche malaisée. Les traditions les plus courantes alignent tout de même treize noms de rois qui se seraient succédé depuis les origines jusqu’à la soumission de ce royaume à l’État Indépendant du Congo, en 1894. Au fondateur de la dynastie aurait succédé Mukelenge Ibanda Mutombo. Il y eut ensuite le règne de Muteba Tsimba qui fit la guerre aux Suku, puis celui de Mutombo Yibanda qui tenta de se soustraire à l’autorité de Mwant Yav. Les autres successeurs furent Lwawula, Mwaku, Muteba Kasa, Liula (Lewula), Kasanga Muteba Kadi. Le règne suivant, celui de Nawesi, accueillit les explorateurs Capello et Yvens en 1877. Tsimba Mukumbi précéda Lukokisa, le Kiamfu qui accepta de signer le traité de paix avec l’État Indépendant du Congo (Planquaert, M„ 1932 : 142 ; Nzonzi, M.L., 1977 : 41-42).

En marge de l’État yaka, il faut signaler deux autres expériences d’organisation politique sur le modèle lunda, dans les régions de l’ouest. Il s’agit de l’État de Mai Munene et celui de Mwata Kumbana. Mai Munene fonda un Etat dans la région de l’embouchure de la Cikapa. Cette formation politique se considérait comme étant en relation de filiation avec l’État des Ruund, puisque la tradition présente son fondateur comme le frère cadet de Cibind Irung. Les sujets de Mai Munene étaient des Kete auxquels s’ajoutèrent des Pende qui émigraient du sud vers le nord, chassés par des Imban gala. Le nom du conquérant finit par devenir un titre politique porté par tous les successeurs puisqu’ils s’identifiaient à lui. Un autre État, d’une envergure modeste, comme la précédente, vit le jour dans le pays compris entre les rivières Loango et Lutshiko. Le fondateur, Mukalenge Mutombo, qui prit le nom de Mwata Kumbana, fut lié ensuite à la cour du Mwant Yav puisque la tradition le présente comme le cousin de Cibind Irung ou encore le neveu de Kinguri. Ce royaume sera également envahi par les Pende venant du sud (Vansina, J., 1965 : 72 ; Sikitele, G., 1979 : 249-250, 282-283). La culture Lunda s’infiltra de la sorte dans toute cette région, transformant les structures sociales et introduisant une nouvelle hiérarchie politique. On suppose que ce fut surtout une diffusion culturelle qui n’entraîna pas forcément un déplacement important de population.

Avec Kiniama, il fallait s’attendre à des aventures semblables. Il partit avec les siens vers le sud et atteignit les sources du Zambèze où il fut à la base de l’aristocratie Lwena qui régna dans ce royaume. C’est vraisemblablement aussi sur ce modèle que s’instaura une société Cokwe, rencontre d’un noyau conquérant lunda, la future aristocratie politique, avec les autochtones qui reconnurent cette suprématie.

Entre-temps, la cour du Mwant Yav, organisée désormais sur les plans politique et militaire, ne cessait de ressentir le besoin d’étendre son influence en étendant son hégémonie à des peuples de plus en plus lointains. Ces conquêtes allaient être l’œuvre des Kazembe, les gouverneurs militaires du Mwant Yav, chargés précisément de la pacification et des conquêtes. L’un des précurseurs allait être Mutand Yimbiyemb. Il se chargea de la conquête de la région Lufira-Lubudi. Il fut remplacé par Ngand a Bilond chargé d’élargir les conquêtes davantage vers l’est (Tshibangu. K., 1979a : 288-289). Il traversa les pays des Sanga, des Lemba mais eut maille à partir avec les Lomotwa dont le chef, Mufunga, appuyé par des troupes Luba, lui opposa une sérieuse résistance (Ilunga, K., 1976). Mais ils finirent par être vaincus. Peu de temps après, ce fut au tour du Kazembe Ngand a Bilond de mourir. Son frère ou son fils, Kanyembo Mpemb, lui succéda et devint Kazembe II. Entre-temps Mukendji, qui s’était installé dans la vallée du Lualaba, continuait à mener dans cette région des activités guerrières. C’était le « Kazembe du Lualaba » par opposition à Kanyembo qui s’avéra être le « Kazembe du Luapula ». Les conquêtes de cette région se justifiaient par la nécessité d’avoir accès aux mines de cuivre du Katanga méridional et du nord de la Zambie actuelle ainsi qu’aux nombreuses salines de la région. C’est Kanyembo qui arriva effectivement au Luapula qu’il traversa et qui soumit les populations des alentours du lac Banguelo (Baushi, Bena Kishinga. Bena Mukulu). H organisa ses conquêtes en véritable royaume.

D’ailleurs le Mwant Yav, qui l’avait investi Kazembe, l’avait élevé à un rang égal au sien. Un nouveau royaume était né au sein de l’empire. Cela se passait au début de la deuxième moitié du XVIIIe siècle (Labrecque, A., 1949 : 27). L’apogée de ce royaume se situe sous le règne de Lukwesa Ilunga qui fut investi Kazembe à la mort du prédécesseur (Tshibangu, K., 1979b : 288-289). Sur le plan militaire, il fallait achever la tâche commencée. Lukwesa s’y employa avec succès, puis il se mit à organiser le royaume. Sur le plan commercial, il amorça des contacts avec les Portugais installés à Tete, sur le Haut-Zambèze, contacts qui s’avérèrent fructueux au point qu’une importante expédition visita le pays en 1798-1799.

Mais Lukwesa empêcha cette expédition d’aller plus loin, vers Musumba et Kasanji, et les maintint dans sa capitale. Par après, le commerce devint régulier avec le royaume kasanje dont la capitale Mon tapa la se fit le point de chute régulier de la route de Tete ainsi que d’une route menant au lac Nyassa et à Kilwa (Vansina. J., 1965 : 133). Sur le plan politique, il faut reconnaître que le Kazembe, déjà à partir de Kanyembo, fut un royaume vraiment indépendant que Lukwesa eut l’avantage d’organiser. Les chefs locaux devinrent Kilolo et la déférence par rapport à Mwant Yav ne disparut pas car des tributs furent envoyés à la Musumba. Cependant, à l’époque, le Kazembe passait pour être l’État le plus prestigieux et le plus puissant, peut-être même de toute l’Afrique Centrale. Lukwesa mourut en 1805 et fut remplacé d’abord par Muonga Mfwam et ensuite par Kinyata Monona. Les hommes politiques se succédaient mais la réalité commerciale, elle, se maintenait et son importance ne faisait que croître. Dans ce sens, une grande route commerciale était désormais clairement esquissée ; partant de Moanda, sur la côte atlantique, elle atteignait l’embouchure du Zambèze, en passant par Kasanje, la Musumba, le royaume de Kazembe et enfin Tete, sur le Haut-Zambèze. De là, elle se dirigeait vers la côte indienne. On le constate, la dispersion Lunda aura été un phénomène remarquable. Tout le Congo méridional aura ainsi été marqué par l’empreinte d’une culture particulière dont l’extension se serait peut-être poursuivie, si elle n’avait pas subi, à partir du XIXe siècle, les assauts d’une tout autre culture d’origine externe.

4 LA FIN DES EMPIRES

Il est temps de revenir à la cour du Mulopwe et du Mwant Yav pour comprendre la succession des événements qui vont conduire ces organisations à leur éclatement.

Considérons d’abord la cour du Mulopwe. Jusqu’à ce jour, l’unanimité ne se fait pas au sujet de la succession des Balopwe après Kalala Ilunga. Même en mettant ensemble toutes les généalogies recueillies jusqu’ici par E. Verhulpen (1936), A. Van der Noot (1936), E. d’Orjo de Marchovelette (1951), J. Sendwe (1954), W. Burton (1961), B. Crine-Mavar (1973), on ne parvient pas à une compréhension suffisante de la question (Verhulpen, E., 1927 : 98-104 ; Van Der Noot, A., 1936 : 142- 145 ; D’Orjo de marchovelette, F., 1950 : 358-366 ; Sendwe, J., 1954 : 116- 120 ; Burton, W., 1961 : 16 ; Crine-Mavar, B., 1973 : 35).

Non seulement il faut être conscient du fait que, à cause du télescopage des traditions, la liste généalogique ne pourra être restituée dans son intégralité ; mais il faut admettre en plus le fait que l’ordre de succession des Balopwe connus ne peut obtenir l’adhésion de tous (cf. tableau 5). D’ailleurs, ce ne sont que les travaux les plus récents, ceux de Burton et Crine-Mavar, qui nous proposent les listes les plus fournies, bien qu’on reste encore – on peut le présumer – en deçà de la réalité. En effet, de Kalala Ilunga à Kasongo Kalombo (au pouvoir en 1875), le premier Mulopwe à faire usage du fusil, la tradition a retenu à peine 17 noms. On ne connaît pas grand-chose de ces règnes. Si la tradition a estimé utile de n’assurer la transmission que de quelques hauts faits d’armes, c’est sans doute parce que ceux-ci devaient être exceptionnels, se démarquant de longues périodes de calme et de gestion pacifique. Dans cette longue période d’évolution, on peut lire trois moments assez distincts.

Le premier moment fut le fait des successeurs immédiats de Kalala Ilunga, de Ilunga Lia à Mwine Kombe. On constate une nette tendance à consolider davantage le pouvoir et à asseoir les institutions royales. Cette première préoccupation a occupé les Balopwe pratiquement jusqu’à la fin du XVIIe siècle. Avec Kadilo, on accéda à une tout autre vision des choses. Les ambitions expansionnistes s’affirment et justifient du reste les guerres avec les Songye et les Luba Lubilanji (Bakwa Kalonji) pendant que, sur le plan interne, on note des oppositions sans nombre en matière de succession. Il est vrai que le territoire sur lequel s’exerce l’influence de cette cour est bien plus étendu désormais et qu’il y a une plus grande circulation des hommes et même des biens. On est au seuil du XIXe siècle. Le troisième moment enfin est celui de l’affaiblissement et finalement de l’éclatement de l’empire, inauguré par l’introduction des armes à feu dans des conflits internes, avec le règne du Mulopwe Kasongo Kalombo.

Les conflits en matière de succession, dégénérant bien souvent en opposition armée, allaient précipiter la chute de cette cour. L’occasion s’offrit avec le règne de Kasongo Niembo (Ndua, S., 1978b : 222). C’est en 1886 que ce Mulopwe prit le pouvoir, après l’avoir emporté sur plusieurs autres candidats. Malgré cela, son règne ne fut guère de tout repos, en butte à la contestation de son frère Kasongo Kumwimba. Celui-ci tenta de le renverser avec l’aide des mercenaires Ovimbundu et Cokwe et plus tard après 1895, avec l’aide des soldats mutins de Luluabourg (Kananga). Le Mulopwe investi ne trouva son salut que dans la fuite à Kabinda où il entra en contact avec les troupes de l’État Indépendant du Congo. Celui-ci ne manqua pas de tirer profit de la situation pour conquérir cette région. II divisa l’empire en deux chefferies distinctes. La partie nord-est, la chefferie Kabongo actuelle, fut confiée à Kasongo Kumwimba tandis que le sud-ouest, la région actuelle de Kamina et de Mato fut érigée en chefferie de Kasongo Niembo sous la direction de ce dernier [18]. Mais cette situation n’était pas pour plaire à Kasongo Niembo. Il se rebella contre l’État Indépendant du Congo qui n’avait pas voulu lui faire justice. La réaction ne se fit pas attendre. Vaincu en 1917, il fut relégué à Buta dans le Haut- Congo actuel. L’ancien empire luba fut définitivement remplacé par une mosaïque de chefferies : Kabongo, Kasongo Niembo, mais aussi Mutombo Mukulu. Kinkonja. Au-delà du Lomami, il y en avait bien d’autres chez les Songye, les Kanyoka et les Luba Lubilanji.

Dans le pays ruund, à la cour du Mwant Yav. il fallait s’attendre à des événements similaires. On se rappellera d’abord l’élaboration du royaume ruund avec les successeurs immédiats de Cibind Irung (Mwant Luseeng. Mwant Yav Naweej). On instaura une cour royale, une administration, un système de perception d’impôts (de tributs). Les Kanyoka et leur chef Sabwa apprirent à leurs dépens ce qu’il en coûtait d’oser s’en prendre aux Ruund. De Mwant Yav Naweej au Mwant Yav Mushid, décédé en 1907, ont pris place tout un éventail de Ant Yav dont il serait impossible de restituer la liste complète. B. Crine-Mavar mais surtout J.L. Vellut, nous fournit l’énumération la moins incomplète, qui pourrait même prétendre à l’exhaustivité (cf. tableau 5). On sait qu’il s’agit là d’un minimum, surtout si l’on garde à l’esprit la question de la parenté perpétuelle.

Le successeur de Naweej, Muteba, s’illustra par l’extension qu’il sut donner à l’empire, surtout dans les zones méridionales. A l’époque, le Kazembe parvint à reculer la frontière orientale jusqu’au Lualaba supérieur et plus tard jusqu’au Luapula. Les successeurs de Muteba furent tour à tour trois frères (Mulaj, MbaL Mukaz). On accorda une grande autonomie au Kazembe qui devint l’égal du Mwant Yav au niveau de l’exercice du pouvoir, même s’il reconnaissait le droit d’aînesse de la cour du Mwant Yav, et qui allait continuer effectivement à la reconnaître. A part B. Crine- Mavar qui semble avoir établi sa liste sur le terrain, les deux autres auteurs ont procédé par exploitation de la documentation écrite existante : Carvalho, Duysters, Van Den Byvang (Vansina, J., 1965 : 191 ; Vellut, J.L., 1972 : 163-164 ; Crine- Mavar, B., 1973 : 96),

La suite de la chronique de cette structure politique est faite des difficultés croissantes en matière de succession et des incursions extérieures, principalement celles des Portugais et des Cokwe (Vansina, J., 1965 : 125-126). On reviendra sur le phénomène cokwe, une réalité particulière du XVIIIe et du XIXe siècle, qui jouera un rôle prépondérant dans la savane du sud. Précisons qu’il s’agissait moins d’une société ethnique classique que d’un groupe de commerçants, de culture lunda, en contact avec le monde luso-africain. Leur invasion avait surtout un but commercial, bien qu’elle entraînât la mise en cause de l’organisation politique. On peut donc estimer qu’en face des Lunda symbolisant un pouvoir centralisé, les Cokwe représentaient un ordre politique nouveau décentralisé et à base commerciale. L’opposition entre ces deux systèmes allait détruire l’empire de l’intérieur, en attendant que l’E.I.C. vienne tirer profit de la situation en annexant ces territoires. Les Ant Yav du XIXe siècle seront à la fois acteurs et victimes de ces événements. Le dernier Mwant Yav qui essaya de réagir courageusement face à cette situation fut Mushid à la fin du siècle. Son accession au pouvoir, à elle seule, est révélatrice. Après la mort de son père, le Mwant Yav Mbumba, qui s’était appuyé sur les Cokwe pour prendre le pouvoir, il y eut une période obscure caractérisée par des règnes de courte durée, jusqu’à ce que Madib parvienne à chasser du trône son dernier rival, Kangap. Mais la menace extérieure ne se fit pas moins pressante pour autant. Profitant de la faiblesse générale, les Cokwe marchèrent sur la Musumba et emportèrent même le bracelet sacré (Rukan) ; Madib fut tué ; c’était en 1885. Après une longue période d’interrègne, à peine interrompue par le règne de Mutand Mukaz, puis celui de Mbal a Naweej, Mushid s’empara du pouvoir (Ndua, S., 1973 : 25-50). Ce souverain intelligent se fit d’abord l’allié des agents de l’E.I.C. pour combattre les Cokwe et mettre fin à leur monopole commercial. Par la suite, il lutta contre l’E.I.C., tentant de se soustraire à son empire. Cette position courageuse ne pouvait aboutir qu’à un échec. Il trouva la mort en 1906 ou 1907. On estime que la dernière tentative sérieuse de restauration de l’unité du royaume ruund avait échoué.

On le constate, les organisations politiques luba et lunda, qui ont démarré de la même manière et recueilli un succès à peu près égal, ont connu aussi le même type de déclin. L’organisation interne ébranlée par des dissensions en matière de succession n’a pu résister aux assauts de l’ordre politique imposé du dehors. Mais la culture politique qui s’est ainsi déployée a subsisté au travers des multiples chefferies auxquelles ces empires ont donné naissance en disparaissant.

 

Texte : La fondation de l’empire Lunda

Voici le récit de la fondation de l’empire Lunda tel que recueilli par L. Duysters en 1927 à la cour même du souverain-lunda (« Histoire des Aluunda « Problèmes d’Afrique Centrale 40, 1958, pp. 79-98). L. de Heush, dans son analyse, y décèle le thème typiquement Kuba de la désunion du père et des fils à propos du vin de palme et celui typiquement Luba de la fondation d’une nouvelle dynastie aux usages plus policés.

« Jadis les ancêtres des Lunda (Aruund) vivaient en paix, dispersés en petites communautés familiales. Ils connaissaient la poterie, les nattes,les filets de chasse, le fer. Ils ignoraient la guerre. Le pays était désert autour d’eux. Au premier chef, Mwaku, succéda son fils Yala Mwaku. Lorsque celui-ci mourut, à un âge avancé, les Lunda étaient devenus très nombreux. Le pouvoir passa à l’un de ses fils, Konde. Ce dernier eut trois enfants : deux fils, Tshinguli et Tshiniama, et une fille, Lueji. Un jour, Konde tressait des nattes. Il avait placé à côté de lui un pot d’eau trouble pour mouiller les fibres. Ses fils l’interpellèrent avec impertinence, lui reprochant de gâter le vin de palme au lieu de le distribuer. « L’eau, est-ce du vin ? » répliqua Konde en se fâchant.

Alors les fils insultèrent leur père, l’accusant de mensonge. Mais Lueji prit son parti. Konde maudit ses fils et leur descendance ; il les déshérita et proclama que sa fille lui succéderait. Lorsqu’il se sentit mourir, il confia à son frère Sakalende le bracelet, symbole du pouvoir, en lui recommandant de le transmettre à Lueji. Konde fut enterré dans le lit d’une rivière. Sakalende convoqua les notables (tubungu) qui ratifièrent la décision du défunt. Les frères de Lueji se soumirent à son autorité.

Un matin, un notable qui était parti recueillir son vin de palme, trouva sa calebasse vide. Il suivit des traces de pas et surprit quelques hommes occupés à dépecer une antilope. Ils parlaient une langue étrangère. Il les épia et, comme ils ne paraissaient pas farouches, il se décida à les interpeller.

Celui qui semblait être le chef, un grand jeune homme svelte, se présenta en ces termes : « Je suis un chasseur, je m’appelleTshibinda llunga ». Il offrit un morceau de viande à son interlocuteur.

S’estimant dédommagé, le notable s’en fut conter son aventure à un compagnon qui prit contact à son tour avec les étrangers. Tshibinda llunga lui confia un panier de viande destiné à la princesse Lueji. Celle-ci envoya alors en ambassade trois autres notables, chargés d’inviter le chasseur à la cour. Tshibinda accepta de les suivre. Il offrit à Lueji l’antilope qu’il venait de capturer. La princesse fit apporter de la bière (ou du vin de palme ?). Mais Tshibinda s’abstint d’y toucher. Les gens de sa suite expliquèrent qu’un interdit rituel empêchait leur chef de boire ou de manger en public. Lueji fit alors construire une hutte où son hôte put se retirer. Impressionné par la beauté de la jeune femme et par le respect que lui témoignaient ses sujets, Tshibinda llunga lui rendit hommage en exécutant le salut rituel dû aux souverains. Il se présenta comme le petit-fils du premier roi luba. Mbidi Kiluwe. Il dit qu’il avait quitté son pays natal, près de Lualaba, parce que son frère llunga, l’actuel souverain, jaloux de ses succès à la chasse, l’avait insulté, lui reprochant de ne jamais guerroyer. Il s’en était allé avec quelques familles, franchissant la Lomami, puis la Lubilash, traversant des terres inoccupées. Conquise par son charme, Lueji invita le jeune homme à demeurer quelque temps auprès d’elle. Il ne tarda pas à l’épouser. La bonne entente régna d’abord entre le prince étranger et ses deux beaux-frères ; les trois hommes chassaient souvent ensemble. Lorsque Lueji se retirait dans la hutte rituelle réservée aux femmes pendant la période de leurs menstrues, elle se débarrassait du bracelet qu’elle déposait dans la corbeille sacrée, à laquelle ses frères et son mari adressaient le salut rituel durant sa retraite.

Un jour, au sortir de la hutte, elle convoqua les notables, s’assit sur la peau de léopard et prononça un long discours. Elle rappela la déchéance de ses frères et exprima son mécontentement parce que ceux-ci s’abstenaient de rendre hommage à Tshibinda llunga. Elle remit alors solennellement le bracelet cheffal à son mari. C’est ainsi que le pouvoir passa à l’étranger luba. Les deux frères préférèrent l’exil à la soumission. Le nouveau souverain passait son temps à la chasse, il ne songeait pas à la guerre. Les hommes étaient moins nombreux à présent, car beaucoup de Lunda avaient suivi Tshinguli et Tshiniama dans leur migration. Il s’avéra que Lueji était stérile. Elle donna à son mari une seconde épouse, Kamonga, qui mit au monde le successeur de Tshibinda, Naweji. Lorsqu’il mourut, au terme d’un assez long règne pacifique, Tshibinda fut enterré sur la rive droite de la rivière à l’endroit même où eut lieu la première rencontre avec les notables. Naweji fit de Lueji sa première épouse. Kamonga devint reine-mère (Lukonkesha). Guerroyant contre les Kanioka qui menaçaient le pays, le nouveau souverain fortifia la capitale et créa la puissante organisation militaire et politique de l’empire lunda. Il périt au cours d’une campagne. Lueji dut racheter à haut prix le bracelet royal qui était tombé aux mains des ennemis. Elle désigna comme successeur un fils de Naweji. Dès son intronisation, celui-ci proclama sa volonté d’entreprendre des conquêtes. De nombreux petits chefs voisins firent immédiatement soumission. Lueji mourut à un âge très avancé. Le souverain désigna alors parmi les descendants féminins de Konde un dignitaire qui remplaça Lueji avec le titre de Swana murunda (héritière de l’amour). Le roi rassembla des guerriers et étendit considérablement l’empire ».

(De Heush, L„ 1972, pp. 179-181).

 

LES PAYS LUBA-LUNDA VERS 1700 – Carte 7


[1] Voir à ce propos Colle R.P., 1913 ; Van Den Byvang L. I. 1937 : 426-438, 548-562. II. 1937 : 193-208 ; D’Orjo de Marchovelette. E. XV11I, 1950 : 354-368, XIX. 1951: 1-13 : Duysters L., 1958 : 75-98 ; Verhulpen E., 1936 : Denolf P., 1954 : Van Zandiike A., 1953 : Van Overbergh C.. 1908).

[2] Evoquons ici quelques bonnes études élaborées dans une telle optique : Lucas, S.A., 196S : Crine- Mavar B., 1973 : 5-103 ; Ndua S. 1978 : Reefe T.Q., 1977, 1981 ; Neyt F„ 1977 ; Yoder J.C., 1977 ; Hoover J.J., 1978 ; Roberts A.D., 1973.

[3] Les linguistes de Tervuren estiment que c’est tardivement que les deux groupes de locuteurs se seraient établis dans des régions avoisinantes (Coupez A., Evrard E., Vansina J., 1976 : 150° ;

[4] Des versions « privées » ne font état que de l’une ou l’autre union présentée comme étant celle contractée par Cimbale soit avec Kabeya soit avec Ngandu. Seule la version officielle évoque les deux éléments. L’avènement de Ngandu est présenté dans certaines versions comme étant postérieur à celui de Kongolo. Cette situation procède certainement d’une méprise car cet épisode n’a de signification que lorsqu’il est considéré comme antérieur, ce qui est corroboré par certaines autres versions qui présentent Ngandu comme celui qui aurait épousé Cimbale après la mort de Mukunkwe.

[5] De Heusch L., (1972 : 19-46) a pu dénombrer une dizaine de versions recueillies par Colle. R.P. (1913 : 353) ; Verhulpen, E. (1927 : 92-93) ; Van Der Noot. A. (1936 : 141-142) ; Burton W. (1961: 3-11) ; Van Malderen. A. (1036 : 141-142) ; Makonga. B. (1948 : 304-316) ; D’Orjo de Marchovelette, F. (1950 : 354-359) ; Sendwe. J. (1954 :113-116) ; Theuws. T. (1962 : 202-209).

[6] Kongolo signifie « arc-en-ciel ». Dans le symbolisme mythique, on lui associe la couleur « rouge » (brune), tandis que Mbidi Kiiuwe est lié à la couleur « noire »

[7] C’est suite à cette cruauté que Kongolo fut surnommé Mwamba, c’est-à-dire l’Insensible (Crine- Mavar B., 1973 : 22). Mais les traditions Kalundwe qui se réclament de Kongolo le qualifient non pas de « Mwamba » mais plutôt de Mwana « l’enfant », le « fils du pays » (Tundu, K.Y., 1981 : 52 note 32). Mais cette seconde acception est visiblement douteuse. Elle constitue plutôt une falsification bienveillante à l’égard du personnage

[8] La version Burton nous apprend que la rivière en question fut le cours du Lomami qui fut < détourné » pour la circonstance (p. II). Mais les traditions Kalundwe disent que c’est le cours de la Luembe qui fut détourné. C’est ainsi qu’elle se jette depuis lors dans le Lubilash (Tundu. K.Y., 1981 : 25). Quoi qu’il en soit, cette pratique devint une tradition. La tète boucanée du Mulopwe serait toujours conservée dans un panier secret, le dikumbo, tandis que le reste du corps devait être inhumé près d’une rivière ou même dans un lit de rivière (Burton. W., 1961 ; 19-20 ; Verhulpen. E., 1927 ; 24 ; De Heusch, L., 1972 : 45).

[9] Une bonne synthèse de la question a été faite par les historiens de l’art Hemba : De Strycker. L. et Neyt, F„ 1975 ; Neyt, F., 1977 : 18-38.

[10] Dans les écrits les plus anciens, ces populations sont qualifiées également d’Aruwa (Waruwa). Delhaise, C. (1908 : 168) affirme qu’elles n’ont » rien de commun » avec les Luba.

[11] Les versions les plus caractéristiques sont celles rapportées par Pogge, P. (1880 : 224-226) ; Carvalho, H.A. Dias de (1880 : 58-76) ; Labrecque (1949 : 9-33) ; Van Den Byvang, L. (1935 : 429-435). Mais la version la plus complète est celle de Duysters, L. (1958 : 81-86).

[12] Une version périphérique recueillie dans le Kwango présente également une Lueji féconde (Struvf. Y., 1948 : 373-375).

[13] Mukalenge Mwadi (première épouse) ; Temene (la deuxième), Fumwaseya (la troisième), Piama (assistante de Fumwaseya), etc. (Tundu, K.Y., 1981 : 71-73).

[14] Les listes de souverains ont été reproduites en tableau synoptique par Vansina. J. (1965 : 59). Crine-Mavar (1973 : 59) les a plutôt réunies en une liste unique.

[15] Cette conclusion est corroborée par l’existence de certains groupes qui ne se différencient que par les particules : Bakwa Mukendi et Bena Mukendi, Bakwa Mulumba (Ngandaiika) et Bena Mulumba (lac Mukamba), etc.

[16] Voir à ce propos Crine-Mavar B. (1973 : 72-73). D’autres sources estiment que les Cokwe auraient quitté le pays Lunda après Kinguri (Vansina, J., 1965 : 67).

[17] Cf. Vansina J. (1965 : 65-66) ; Crine-Mavar B. (1973 : 71). L’histoire de Kasanje relève davantage du patrimoine historique de la République Populaire d’Angola : aussi ne sera-t-elle pas développée ici.

[18] Les noms des deux hommes, Kabongo et Kasongo Niembo. sont devenus depuis des titres politiques au sein de ces chefferies.