Partie 3 - Chapitre 3 : Entre les volcans et les grands lacs
Avant-propos

Partie 3 - Chapitre 3 : Entre les volcans et les grands lacs

Isidore Ndaywel è Nziem

Dans Histoire générale du Congo (Afrique Éditions)

Chapitre 3
Entre les volcans et les grands lacs

L’Est du pays correspond à une géographie bien singulière faite des lacs et des montagnes. Les lacs sont les conséquences du fossé tectonique de l’Afrique Centrale : lacs Albert et Edouard reliés entre eux par la Semliki ; lacs Kivu et Tanganyika liés par la Ruzizi. Quant aux montagnes, elles appartiennent aux chaînes montagneuses qui bordent de part et d’autre ce fossé tectonique, parmi lesquelles figurent les Monts Mitumba, Virunga et Ruwenzori (carte 11). Partant de la frontière soudanaise, cette région s’étire telle une large ceinture autour des rives occidentales des lacs Albert, Edouard et Kivu jusque dans l’entre-Lualaba-Tanganyika. On peut y distinguer au moins trois espaces culturels : l’espace du nord-est qui abrite des Nilotiques (Alur) mêlés aux Bantu, la grande région pastorale du Kivu peuplée entre autres des Nande, des Shi, des Haauu et des Hunde ; enfin la région forestière du Maniema, avec les Bembe, les Lega, les Binji, les Lengole et quelques autres ethnies (Vansina. J., 1966b : 105-114 ; 201-212 ; 213-222).

On sait de manière certaine que cette région est peuplée depuis très longtemps. Les datations obtenues au C. 14 à partir des matériaux provenant d’Ishango dans la partie septentrionale du Kivu et de Matupi dans Ituri en province orientale parlent d’elles-mêmes : elles attestent déjà une présence humaine extrêmement ancienne. Ceci est certainement l’une des raisons de la forte densité de population qui s’observe encore de nos jours, surtout qu’il s’agit d’une région agricole par excellence. Dans le nord, le sol est fort fertile parce que d’origine volcanique ; les habitants y plantent surtout du sorgho, des haricots et des bananes abondamment utilisées pour la fabrication de la bière. La division des tâches attribuait aux hommes une part de travail plus large que partout ailleurs puisqu’ils aidaient les femmes à préparer les terrains de culture et semaient des céréales à leur place. Dans le sud, l’agriculture forestière s’imposait, enrichie très tôt par des influences provenant de l’outre-Tan- ganyika à partir du XIXe siècle et même plus tôt.

Mais la région avait également une vocation pastorale. Ce travail était plutôt réservé aux hommes, l’élevage étant une activité plus prestigieuse que l’agriculture. Cette distinction dont il ne faut pas exagérer la portée a tout de même créé un clivage social entre les éleveurs et les agriculteurs, les uns devenant aristocrates et les autres demeurant hommes du peuple ou esclaves.

On comprend alors que le mode d’organisation centralisée y ait prévalu, particulièrement dans la partie centrale, aux alentours des lacs Kivu et Edouard. Ce mode d’organisation n’est que la mise en oeuvre d’un vaste réseau politique qui couvre l’ensemble de la région des Grands Lacs, y compris dans son versant extracongolais (Rwanda, Burundi, Uganda). Dans ce système, l’autorité suprême (Mwami, Mukama ou Mubake) détient un pouvoir très centralisé, exercé au travers d’une cour à la capitale et d’un ensemble de noblesses de provinces. Mais cette situation ne vaut pas pour la partie septentrionale et méridionale de la région qui constitue la périphérie des royaumes interlacustres. Les populations du nord-est du pays étaient plutôt segmentaires, ne ressentant pas le besoin d’une structuration sociale stricte. On notera cependant l’existence d’une aristocratie Alur qui organisa des Bantu en chefferies autonomes ; le système connut au XVIIe siècle une grande diffusion, non pas à la suite de conquêtes mais plutôt conformément au souhait des groupes concernés d’être dirigés par des chefs Alur, ce qui constituait pour eux une marque de prestige (Vansina, J., 1966b : 213-214). Dans la partie méridionale, les populations du Maniema n’ont pas estimé nécessaire non plus de faire grand cas de la pratique politique centralisée, structurées comme elles étaient en associations culturo-religieuses complexes : les structures socio-politiques aristocratiques, si elles avaient existé, n’auraient pu y gagner une grande envergure ; elles seraient aussitôt entrées en concurrence avec ce mode de structuration sociale qui préludait à une organisation centralisée.

La grande question est de situer l’origine du peuplement de cette région et de saisir les mécanismes d’émergence des structures centralisées de sa partie centrale que constitue le Kivu Central. A propos du peuplement, les traditions d’origine de ces différents peuples se recoupent. Le premier peuplement dans toute cette région a été celui des Pygmées, déjà mêlés à des populations de type bantu. Cette situation, comme on l’a dit, remonte dans la chronologie, l’ensemble de la région des Grands Lacs étant le berceau de civilisations fort anciennes. Sur cette première occupation est venue s en greffer une seconde d’origine septentrionale. Ceux qui venaient en éclaireurs, notamment les Lega et les Bembe, allèrent jusqu’à la partie méridionale, dans le pays de 1 entre-Ulindi-et-EIila. Il y eut ensuite un troisième mouvement d’origine orientale provoqué par les Cwezi, qui causa un essaimage vers l’ouest, dans la région déjà traversée par les prédécesseurs. C’est ainsi que s’installèrent les Nande, les Hunde, les Nyanga, les Shi et d’autres encore. Sur le plan de la chronologie, on s’accorde à dire jusqu’ici que les vagues successives de peuplement se sont déroulées aux XVIe et XVIe siècles. Mais ces dates, à la lumière des faits, ne peuvent être considérées tout au plus que comme les repères les plus tardifs du phénomène. Il est plus raisonnable de la situer au cours des premiers siècles du second millénaire. En effet, rien que la chronologie établie à partir des généalogies des Bami des Haavu permet de remonter dans le temps jusqu’au XIVe siècle (Kabere Muanzo, 1984 : 63- 64).

La royauté sacrée dans l’ensemble de cette région interlacustre est une autre question à élucider. En effet, les mêmes structures de royauté se retrouvent dans toute cette région qui a pour épine dorsale la succession des lacs Albert, Edouard, Kivu et Tanganyika, couvrant à la fois les territoires congolais, ugandais, rwandais, burundais et tanzanien. On y distingue quatre espaces politiques : celui des Bakama qui couvre une pléiade de principautés au sud-ouest du lac Victoria (Karagwe, Buzinza, Rusubi, etc.) et aux alentours du lac Albert (Toro, Bunyoro), celui des Kabaka qui correspond au pays du Buganda, celui des Bagabe qui coïncide avec le royaume de Nkore, celui enfin des Bami qui couvre le grand espace du Rwanda-Burundi-Buha et du Kivu Oriental (le pays des Shi, des Hunde, des Haavu, des Fulero) (Mworoha. E. 1977 ; Chrétien J.P., 1993).

La structure royale de type Mwami est assez bien connue, principalement à partir du cas rwandais. L’intérêt du Rwanda pour la littérature pseudo-historique extérieure et, dans une moindre mesure, pour le Burundi, était justifié par le fait qu’il était l’État le plus centralisé de l’espace politique des Bami. On l’a alors présenté comme le « royaume modèle » à partir duquel se construisait l’ensemble des connaissances sur les États des Bami, en particulier les Etats périphériques comme ceux qui se retrouvent sur le territoire congolais, sur les rives orientales des lacs. De là à imaginer que l’institution des Bami était une création rwandaise qui aurait gagné de proche en proche d’autres peuples, il n’y avait qu’un pas.

Aujourd’hui, on sait que l’institution politique des Bami provient de Bulega- Bubembe (pays des Lega et des Bembe) dans le Maniema. Manifestement elle est une excroissance de l’institution culturo-religieuse, le Bwami, qui est le principe de structuration sociale des peuples du Maniema. D’ailleurs, les témoignages émanant du Kivu Oriental situent l’origine de leur pouvoir dans la zone forestière de Bulege-Bubembe. Même la royauté Burundi se dit originaire de l’Occident ; en effet, le Mwami Ntare, fondateur de la dynastie des Abatore, prétend être venu du Bushi où il aurait été exilé auparavant. On suppose qu’il ramena cette institution avec lui (Mworoha, E. et Ndoyishinguye, P., 1981). En tout cas. le fait est admis de tous. Non seulement les traditions le rapportent mais le fait s’appuie partout sur les mêmes conceptions du pouvoir et sur des mythes et rites similaires (Bishikwabo. C., 1982 : 243-249 ; Mworoha, E., 1977 : 253-262). L’institution politique des Bami serait donc une création congolaise. Son origine confirme une fois de plus l’antériorité du peuplement du Bulega-Bubembe où les populations ont eu le temps d’élaborer une institution aussi importante avant de l’étendre à l’ensemble du Kivu Oriental. Il est donc intéressant de se pencher sur l’histoire du Maniema, avant d’examiner l’évolution qui a prévalu plus au nord, autour des lacs.

1                    LE BULEGA-BUBEMBE

Le Maniema, région centrale du Congo Oriental, est un chef-d’œuvre de diversité ethnique. Manifestement il est le point de jonction d’une pluralité de vagues migratoires provenues des quatre points cardinaux. La vague migratoire la plus ancienne vient de l’est et du nord-est et amène les ancêtres des Kumu, des Lengola, des Metoko et des Lega. Les uns s’installent dans le nord et le nord-est de la région, les Lengola et les Metoko se fixent dans le nord, les Lega occupent le centre et l’est. Avec les Pygmées rencontrés sur place, ils constituent, en se mêlant à eux, le premier fond de la population de l’entre-Lualaba-Grands Lacs. La deuxième vague vient de l’ouest, composée des populations d’origine mongo : Ngengele, Songola, puis Kusu. Elle occupe le centre-ouest et le sud-ouest du Maniema, sans peupler entièrement les rives du fleuve. Il y eut une troisième vague, d’origine orientale et méridionale, composée de Zimba venus selon toute vraisemblance des rives du Tanganyka et de populations d’origine luba : Songye, Zura ainsi que Mamba, Kasenga, Nonda et Kwange dont le mouvement d’expansion s’effectuait du sud vers le nord. Certains de ces peuples appartiennent à une histoire qui nous est connue, notamment ceux du groupe mongo et luba.

Ceux que les Swahili ont qualifié de Warega occupent avec les Bembe de la zone de Fizi et de la collectivité d’Itombwa qui leur sont apparentés, une région forestière. Celle-ci s’étend entre le fleuve et les hautes montagnes qui longent les Grands Lacs de l’Est affectant une pluralité de zones administratives : Shabunda, Mwenge, Pangi et Fizi. Non seulement ces peuples constituent un même ensemble culturel mais les traditions elles-mêmes ont mis ces ressemblances en évidence. Il s’agit d’un rapport présumé de consanguinité puisque Mukuti, ancêtre des Lega et Mbondo, ancêtre des Bembe, sont tous deux issus du même ancêtre Ikama, descendant de Kuima. C’est du moins ce que disent les traditions (Afumba, S., 1980 : 16).

En tout cas, on estime à juste titre que ces deux peuples font partie des plus anciens occupants du pays, en provenance des régions du nord. Ils passent en effet pour avoir constitué l’avant-garde de peuplement d’origine septentrionale dont ils constitueraient l’avancée la plus méridionale. Ainsi s’explique l’existence, ici et là, dans la partie située au nord de leurs territoires actuels, des essaims Lega, notamment au sud-est du lac Albert à proximité des Lendu dans le Kivu Oriental, chez les Shi et au nord-ouest de la vallée de Semliki dans le voisinage des Nande. Même s’il n’y a aucune chance d’établir un lien formel entre ces Lega disséminés et ceux du terroir, le fait est que leur existence confirme la présence ancienne de ceux qui passent pour être des « hommes du pays » par opposition aux autres groupes qui se sont installés ultérieurement. Venant du pays du nord à la suite d’une révolte contre Kansemane (littéralement hommes à teint basané), ils auraient émigré vers les terres méridionales et traversé plusieurs sites connus : l’Uélé puis Banalia, Bengamisa, la région actuelle de Kisangani où se fixèrent leurs compagnons, les Genia, tandis qu’ils poursuivaient vers l’embouchure de la Lowa et de l’Ulindi.

C’est à partir de la Basse-Ulindi qu’allait se réaliser une dispersion générale, point de départ de nouvelles ethnies de la région : Bembe et Nyitu, Metoko ou Leka (Metoko riverains) (Vansina, J., 1966b : 105-106 ; Lutala Amuri, 1974 : 4-5). Les traditions parlent de Kakono (chute), désigné à la fois comme le lieu de cette dispersion due à des guerres intestines mais aussi comme le champ d’apparition de l’éventail des ancêtres fondateurs qui se chargeront de guider les différents clans de l’ouest à l’est pour les installer dans leur territoire actuel. L’événement est certainement bien antérieur au XVIe siècle, date qui avait été avancée jusqu’ici. Cette date devrait être reculée puisque la présence Shi, assurément postérieure aux Lega, est déjà signalée avant le XVIe siècle (Vansina, J., 1966a : 105). Il serait sage de parler des premiers siècles de ce second millénaire (XIIe – XIlIe siècles).

Lega passe pour être l’ancêtre éponyme de l’ensemble des Lega ; dans son langage anecdotique, le traditionaliste local précise qu’il avait pour frère Tuku (ancêtre de Mituku ou Metoko) et pour cousins Boa, Zande et Kumu (ancêtres de ces peuples) de qui il s’était séparé bien avant d’atteindre la région de Kisangani actuel. La tradition a même conservé des souvenirs anthroponymes précis antérieurs à Lega qui fournissent des précisions sur son arbre généalogique. Lega serait issu de Mutuza qui avait épousé Kabuka ; Mutuza lui-même était l’enfant de Mutumbi, époux de Ngalia ; Mutumbi était issu de Mutua, l’ancêtre fondateur. Certaines versions orales reculent encore d’une génération et précisent que Mutua était lui-même issu de Museme, premier ancêtre-fondateur (Moeller, M.A., 1936 : 40). Tous ces détails indiquent une fois de plus que leur occupation du territoire remonte à une époque très ancienne.

Si l’ère de Lega correspond à l’occupation de la Basse-Ulindi, la dispersion des clans, vers l’ouest et l’est, correspond plutôt à la période des descendants de Lega. Les différentes tendances de dispersion sont symbolisées par des ancêtres qui, prétextant les dissensions internes, seraient partis s’installer dans des coins différents. A ce propos, les traditions s’expriment comme suit. Lega aurait eu deux descendants : Kendakenda, ancêtre des Ntata et Lulimba, celui des Malinga. Ceux-ci eurent à leur tour des descendants qui trouvèrent de nouveaux prétextes pour se disperser : Kuima (ancêtre des Kabongo), puis Kisi et Beia (ancêtres des groupes portant ces noms). Dans cette tendance, le clivage historiquement le plus significatif est celui qui établit une distinction demeurée valable jusqu’à nos jours entre les Ntata, habitant les régions montagneuses et les Malinga occupant les régions basses. Cette distinction se révèle même au niveau du parler où l’on constate effectivement quelques différences entre la langue des Ntata et celle des Malinga (Muzaliwa. B., 1979 : 23- 31).

Les Lega prétendent que personne n’occupait ce territoire avant eux, à part quelques tribus de Pygmées (Twa) notamment dans la région montagneuse de l’est, avec qui ils entrèrent en guerre. Les vaincus furent alors absorbés notamment chez les Mwenga et les Biiembo.

Il fallait une structure sociale en place. Celle-ci préconisait le regroupement de tous en clans patrilinéaires : il n’y avait pas de référence politique commune, à part le cas mythique de Lega, considéré comme l’ancêtre de tous les clans… Le clan, territorialement dispersé, s’exprimait sous forme de sous-clan (Kikanga) au sein de l’unité résidentielle qu’est le village dirigé par un chef (Mwiya Kisi), habituellement l’aîné des chefs des clans en présence (Nkula). L’intégration de l’ensemble du groupe ethnique semble avoir toujours été assurée par cette institution si caractéristique chez les Lega qu’est le Bwami, une société secrète à caractère corporatif et fortement hiérarchisée. C’est cette institution sociale qui imposait de l’intérieur une sorte de hiérarchie garantissant la permanence du groupe, l’esprit social, et constituant une forme de défense contre l’ennemi extérieur (Biebuyck, D., 1973 : 128-129). Le Bwami imposait aux candidats, hommes et femmes, une série d’épreuves à surmonter avant d’accéder à la hiérarchie suprême. Les Bami (dignitaires investis du « Bwami ») constituaient alors les membres de cette association secrète.

Cette association se voulait accessible à tout homme circoncis, sans être exclusivement réservée aux aînés des lignages et aux riches, bien qu’ils en fissent nécessairement partie. C’est dans ce cercle que se recrutaient les candidats à toutes les hiérarchies sociales.

En tant qu’épouses des initiés les femmes avaient accès au Bwami. Il existait pour elles une série de grades complémentaires de ceux des hommes. Les initiations pour hommes et femmes étaient communes : les femmes participaient à celles des hommes et vice-versa, sauf pour quelques rites secrets réservés à l’un ou l’autre groupe. Un homme initié avait toujours au moins une de ses femmes initiée au grade féminin correspondant ; s’il montait en grade, sa femme devait également accéder à ce grade supérieur.

Si le Bwami était le fait de tous les Lega, la nomenclature des hiérarchies était variable d’une région à l’autre. Biebuyck a recueilli la stratification suivante, partant du niveau le plus bas pour atteindre le plus élevé (Biebuyck, D., 1953 : 905) ; certains grades se scindent en deux ou trois sous-groupes.

Tableau 6 — Hiérarchie Bwami (Lega)

HOMMES FEMMES
Kangabulumbu Kegogo
Kansilembo
Ngandu : Mutombo Bomboa
Musage wa Ngandu
Lutombo wa Ngandu
Yananio : Musage wa Yananio Bilonda
Lutombo Iwa Yananio
Kindi : Kyogo kya Kindi Bunyamwa
Musage wa Kindi
Lutombo Iwa Kindi

 

En principe, il était nécessaire de parcourir toute la hiérarchie avant d’atteindre le grade suprême de Kindi. Mais le grade Ngandu était reconnu comme un carrefour (maakano) ; il arrivait que, de là, on accède directement au Kindi, tolérance qui n’avait pas cours partout et qui supposait, en certaines régions, qu’un tel privilégié se soumette par la suite au Yananio. Il va de soi que le passage à chaque grade était soumis à un rituel fait de danses, insignes et objets initiatiques ; les cérémonies d’initiation pouvaient durer jusqu’à sept jours : le nouvel élu devait faire montre d’une certaine aisance matérielle pour rassembler les biens nécessaires et convaincre les Bami de son aptitude à accéder au grade supérieur.

Cette aristocratie politico-religieuse avait ses symboles : à cet égard, le pangolin (ikaga) était considéré comme sacré. Il ne pouvait être chassé comme un vulgaire gibier ; il était consommé de préférence par les détenteurs de ce pouvoir.

Mais la question qui demeure en suspens est celle de l’origine de cette institution. Les traditions internes ont peut-être raison de proclamer qu’il s’agissait d’une invention interne ; l’identité même de l’inventeur est donnée. Il s’agit de Muntika, du clan Kalubi qui, cherchant à sortir de son état de pauvreté, se serait fabriqué un couvre-chef en raphia qu’il qualifia lui-même de « likumbu kya Bwami ». Un jour, s’adressant à Kulu (de la lignée de Kuima), il lui dit « prends ce chapeau et donne- moi tes biens. Tu ne l’enlèveras jamais de ta tête car à force de le porter, tu deviendras puissant et riche. Tu institueras les gens et tu te feras payer » … La mystification eut de l’effet, l’institution démarra de la sorte (Muzaliwa. B., 1979 : 57). Kulu, institué premier Mwami par la force des choses, « initia » son frère, ses fils et ses petits-fils. L’élan était donné.

Toutefois, on évoque aussi une origine externe au phénomène, considérant cette institution comme le vestige d’une culture et donc d’une population préexistante dont les Lega auraient hérité ce mode d’organisation. Mais ceci est peu probable.

On sait qu’à la périphérie Lega cette institution allait évoluer vers des aspects nettement politiques. Mais l’archétype a subsisté dans sa version première d’une association de type initiatique.

2                    LES PEUPLES DU KIVU CENTRAL [1]

Le Kivu Central, on l’a dit, correspondait à une pluralité de micro-nations, notamment le Buhavu comprenant le Buhavu continental et l’île Idjwi, le Bufulero entre les lacs Tanganyika et Kivu, le Buhunde au nord-ouest du lac Kivu et le Bushi à l’ouest du lac Kivu et de la Ruzizi.

 

L’histoire de son peuplement, objet de plusieurs recherches depuis la période coloniale, tend à se clarifier, surtout si elle est mise en parallèle avec les traditions des régions voisines du Maniema et du Nord-Kivu. La première occupation du pays demeure incontestablement celle des Pygmées. Si ce fait est général pour l’ensemble du Congo, il faut reconnaître qu’ailleurs le souvenir de cette occupation n’est pas toujours aussi évident. Dans cette région en effet, l’élément pygmée est omniprésent dans les récits oraux. Trois noms de grands chefs ou titres politiques demeurent associés au règne de ces premiers autochtones (Rhwa). Il s’agit de Mushingi, de Nyamusisi et de Mwiko. Le souvenir de Mushingi est à la fois le plus répandu et le plus ancien. Ce personnage est présenté tantôt comme un chef pygmée très féroce, tantôt comme un roi légendaire qui aurait ordonné à ses sujets de boire l’eau du lac Kivu jusqu’à l’assécher (Bashizi, C., 1971-73 : 17). Ce même chef Pygmée est présent également dans les récits traditionnels de l’île Idjwi chez les Haavu, vraisemblablement par diffusion via les populations qui ont quitté les rives occidentales du lac pour s’installer sur l’île (Bwisha, B.H., 1983 : 196). Quant à Ngamusisi, il n’a laissé aucun souvenir précis bien que son nom ait été immortalisé pour désigner le massif qui existe au centre de l’île. Mwiko, par contre, a laissé une image assez marquante. Ce fut un grand organisateur, intelligent mais orgueilleux. On dit qu’il était obsédé par les astres qu’il voulait à tout prix contempler de plus près et même « cueillir » au ciel. Pour ce faire, il fit élever une tour en bois qui finit par s’écrouler avant d’atteindre les astres, provoquant la mort de plusieurs de ses sujets (Kabera, M., 1984 : 12-13).

Nous affirmons qu’une occupation bantu très ancienne, antérieure à une installation plus importante d’origine septentrionale, est attestée par l’existence d’une couche de population ancienne fortement mêlée puis assimilée aux Rhwa. Ces premiers habitants sont encore représentés aujourd’hui dans la population actuelle par quelques clans (Binyalenge, Banyankala, Basoke, etc.). Ceci démontre que la population actuelle est constituée de plusieurs couches porteuses chacune d’une histoire particulière. Cette couche archaïque passe pour avoir mené une existence fort rudimentaire, peu outillée sur le plan technologique, sans être pour autant ignorante de l’agriculture (Newbury, D., 1979 : 120-127).

Le grand mouvement à la base de la naissance des sociétés ethniques actuelles est parti du nord-est à la suite de l’effervescence des Cwezi. Ce mouvement progressa jusqu’à la zone méridionale du Kivu, au point d’atteindre et de bouleverser les Lega déjà en place. Cette explication est revendiquée par l’ensemble des traditions du Kivu Central y compris celle des Hutu du Rwanda et du Burundi (Moeller, A., 1937 : 93, 109). A ce stade, la progression du peuplement devint inévitablement fort embrouillée car la nécessité de la répartition de l’espace entraîna plusieurs autres mouvements internes vers l’est et l’ouest mais aussi vers le sud et le nord, et qui ne sont pas connus au niveau de l’histoire clanique.

Pourtant, les traditions de la région considèrent l’instauration des aristocraties politiques au sein de ces différentes ethnies comme un phénomène commun, résultant d’une immigration particulière. Il s’agit de l’arrivée des Luzi, ceux-là mêmes qui allaient créer des États dans le Kivu Central, comme au Rwanda et au Burundi.

Toutes ces familles régnantes procéderaient d’un ancêtre commun Na Lwindi. A ce niveau, les souvenirs sont plus vivaces. Ils indiquent nettement le pays de la Haute- Ulindi comme le lieu d’origine de toutes les familles régnantes du Kivu Central, voire même du Rwanda (Moeller, A., 1937 : 118).

Cette réalité comporte un paradoxe. Les conquérants Luzi à la base des aristocraties politiques du Kivu Central sont en principe associés aux Tutsi, populations venues du nord-est qui réussirent à conquérir politiquement cette région. On croit résoudre ce paradoxe en supposant que ce noyau de conquérants, avant d’essaimer de l’ouest vers l’est, aurait eu une provenance septentrionale, comme une vague de migration antérieure à toutes les autres. Mais il ne reste pas moins vrai que si les Luzi sont venus du nord-est, la mise au point de la technique d’organisation connue dans le pays ne s’est élaborée qu’à partir du bwami, dont elle a conservé la plupart des particularités originelles. Reste à savoir comment un titre religieux, accessible à la fois à plusieurs individus de clans divers, s’est individualisé au point d’être monopolisé par un seul clan. Cela semble difficile à expliquer. Le Bwami, dans son essence même, était appelé à évoluer vers une institution essentiellement politique, personnalisée par un individu unique jouissant de pouvoirs élargis sur toute la communauté. Sur le terrain Lega même, l’excroissance de cette institution a toujours conduit à la monopolisation du pouvoir par un Mwami ambitieux, au détriment de l’ensemble de la communauté des Bami. Cela fut souvent le cas. Ainsi, au XVII2 siècle, un des Bami réussit à usurper les pouvoirs de ses homologues bami-chefs des clans peuplant ce territoire pour se déclarer monarque au même titre que ses voisins Shi (Bishikwabo, C., 1981 : 79). On a ainsi la preuve qu’un tel changement institutionnel représentait l’évolution la plus conséquente.

On peut donc affirmer que, tant que cette institution se cantonnait dans la zone forestière du Bulega où la centralisation n’était pas une nécessité impérieuse, cela ne s’est jamais produit. Mais une fois transposée dans des conditions et des circonstances fort différentes, en savane, en présence d’une démographie plus dense, cette évolution s’est avérée possible.

Sur le plan socio-politique, on peut donc affirmer que le Kivu Oriental a connu deux régimes. Naguère, ces différentes populations étaient organisées uniquement par clans patrilatéraux. Dans les traditions Shi, Haavu et Hunde, on se rappelle encore cette époque où le clan était un mode pertinent d’organisation. Mais après, toutes ces populations se prévalurent d’une organisation de type étatique, fortement centralisée. Parfois, une autorité unique se retrouvait à la tête de toute une unité ethnique – tel est le cas des Fulero – mais le plus souvent chaque entité était subdivisée en plusieurs petites entités politiques indépendantes ou quasi indépendantes les unes des autres. Un certain nombre de ces Etats se sont créés par scission. On constatera un dédoublement continuel de grands Etats en Etats plus petits mais qui reprenaient à leur compte toute la hiérarchie de l’Etat-mère (Vansina. J., 1966b : 207).

La tendance étatique de l’historiographie coloniale mettra à l’avant-plan, dans la même région, les sociétés les plus centralisées au détriment des moins centralisées et, au sein de la même société, les États les plus centralisés au détriment des moins centralisés. De même qu’on parlera davantage des Bami du Rwanda et du Burundi par rapport à ceux des États du Kivu Central, de la même manière, suivant la même logique, on préférera, dans la société Shi, deux États – Kabare et Ngweshe – aux cinq autres pratiquement ignorés : Kaziba, Burkinyi, Luhwindj’a, Nindji et Kalonge, présentés à tort comme des « groupes apparentés aux Shi » proprement dits (Bishikwabo, C., 1982 : 5).

Le pouvoir du Mwami était vécu comme un pouvoir d’essence supranaturelle et donc d’origine religieuse. Cela était déjà lié à sa condition de naissance. Si on devenait Mwami par héritage, il fallait, pour être retenu parmi les multiples candidats possibles, y être prédestiné de naissance (nkebe) c’est-à-dire porter dans ses mains, à la naissance, des graines de sorgho, d’éleusine et du lait caillé. En outre, il fallait naître de Nnaburhinyi, l’épouse obligée du Mwami. En effet, le Mwami pouvait recruter ses épouses au sein de n’importe quel clan de son État, mais celle qui était appelée à devenir reine-mère devait nécessairement être du groupe Burhinyi. Le Mwami habitait dans son Bwami qui pourrait se traduire à la fois par capitale et cour dont la construction obéit à une architecture appropriée. On y trouvait des résidents permanents, le personnel domestique, les princes (Baluzi), les divers fonctionnaires (Baganda) mais aussi des résidents occasionnels comme les chefs de province (Bathambo), les courtisans (Basengezi), des Balonyi qui exerçaient un pouvoir de type religieux mais dont la connotation politique était évidente. L’importance numérique et sociale de la parenté du Mwami et l’afflux du personnel de la cour conféraient toujours au Bwami une ambiance toute particulière propre aux capitales politiques et religieuses du Congo ancien (Bishikwabo, C., 1983 : 222-266).

L’aristocratie des Bwami a incontestablement joué un rôle important dans l’histoire du Kivu ancien, en même temps qu’elle constituait à l’évidence le facteur de cohésion et de nivellement social de ces différents peuples.

3 LES NANDE

Dans l’itinéraire des peuples du Kivu, les Nande méritent d’être considérés à part pour deux raisons. Ils constituent d’abord une zone de transition entre la culture politique de type Bami et celle du type Bakama qui a prévalu dans le royaume Bunyoro, ce qui les démarque de l’espace classique de Bushi – Buhavu. Ensuite, parce qu’ils présentent une situation historiographique bien singulière avec l’instabilité de leur ethnonyme.

Commençons par les localiser. Occupant les terres qui s’étendent à l’ouest du lac ldi Amin, les Nande sont installés sur les quatre régions naturelles si caractéristiques de la géographie du Congo, que sont le massif du Ruwenzori, la plaine de la Semliki, les monts Mitumba à l’ouest du lac Edouard et la forêt dense qui couvre le début de la Cuvette Centrale. Le massif du Ruwenzori, comme on le sait, est l’un des plus importants de l’ensemble du continent ; il occupe la troisième place en importance derrière le Kilimandjaro et le Kenya. Mais contrairement à ces derniers, il n’est pas d’origine volcanique et semble avoir résulté des mouvements tectoniques qui ont façonné le globe terrestre. Sous l’Equateur, son sommet est recouvert de neige. Son flanc présente ainsi un échantillonnage de flores qui va des variétés tropicales aux polaires. Sa désignation, notée pour la première fois par Stanley, constitue une immortalisation ou si l’on veut une internationalisation du mot Nande « Ruwenzururu » (Lwa-Nzururu) « faiseur de pluie » (Keltle, J.S., 1980 : 149). Plus correctement, il faudrait traduire « montagne du quartz » (Kitwa kya nzururu), les autochtones ignorant la réalité de la neige et ne s’en étant jamais approchés par respect pour les esprits qui y habitent (Kaligho, J., 1973 : 34).

De toute façon, c’est ce mot local qui est venu ainsi supplanter celui de « montagne de la lune » utilisé depuis Ptolémée et qui qualifiait cette montagne dont on savait que la neige des sommets nourrissait les sources du Nil.

La plaine de la Semliki constitue une page de géographie tout aussi fascinante. Baignée par la rivière Semliki, cette plaine est constituée de deux espaces, la haute Semliki, la partie septentrionale, et la basse qui constitue le territoire Nande. Cette région, intégrée actuellement au parc de Virunga, abrite le site d’Ishango, un des sites archéologiques d’où ont été exhumés les vestiges les plus anciens des civilisations du Congo. Signalons que cette rivière qui traverse l’immense plaine (Irungu, en langue Nande) a un nom spécifique, celui de Kalemba. Comme on le sait, Semliki est un sobriquet d’origine coloniale qui s’est imposé, comme Ruwenzori, à l’occasion du passage dans cette région de Stanley à la recherche d’Emin Pacha. Comme il se trouvait sur les contreforts du Ruwenzori, apercevant une rivière dans la plaine, Stanley aurait demandé à un natif ce que c’était : il se fit répondre en nande « Simuliki » (il n’y a rien ou il n’y a rien dedans). Le terme fut adopté pour désigner la réalité géographique (Bergmans, L., 1970 : 14).

On pourrait, en même temps, préciser la portée de certains autres termes. Si on a parlé des Monts « Mitumba », c’était pour distinguer un état de fait. Pour quelqu’un qui se trouvait dans la plaine de la Semliki, les brouillards perçus au loin et contrastant avec le bleu des montagnes donnaient l’aspect de nuages voyageant dans un ciel bleu. C’est cette sorte de fumée qui a inspiré le nom « Mitumba » signifiant en kinande « qui fument » (eritumba = fumer). Quant au lac Edouard, il avait son nom propre. On le qualifiait de lac (ngetsi) Kaihura, du nom d’un chef local qui avait résisté aux assauts du Bunyoro (Mashaury, K.T., 1983 : 55-63).

Au-delà de la perception de l’espace, l’identification du peuple nande nécessite également quelques éclaircissements. S’il y a quelques ambiguïtés à ce sujet, elles proviennent de ce que les Nande ne constituent qu’une partie d’une ethnie plus grande dont l’étendue déborde du territoire congolais pour atteindre l’Uganda. Le lac et la montagne divisent les deux parties de cette ethnie et la colonisation est venue accentuer ce clivage par le fait que les deux parties ont subi la tutelle de deux systèmes coloniaux différents, belge sur le Congo et britannique sur l’Ouganda. Cette situation a compliqué l’usage d’une terminologie pour déterminer cette grande ethnie dans ses différentes parties. Trois termes sont en concurrence ; Nande, Kodjo et Yira, qui désignent tous cette même réalité ethnique. Le terme Kodjo est actuellement d’usage pour qualifier les Nande de l’Uganda par opposition aux Nande du Congo. Ce clivage, on l’a dit, a été renforcé par la colonisation qui a accentué la division entre Nande orientaux et Nande occidentaux. Mais le terme Kodjo est inconnu au Congo. Il a plutôt cours en Uganda, où il qualifie la population de l’autre versant du Ruwenzori. On a même pensé que ce terme désignait peut-être les « gens de la montagne » par opposition à « ceux de la plaine » (Banyirungu). Mais dans ce cas-là, il ne serait pas dérivé du mot « montagne » qui se dit Ekitwa en langue nande. On peut supposer qu’il est né du fait que les gens de montagne qui descendaient dans la plaine, tombaient malades à cause du changement du climat. Le signifiant « Kodjo » serait dans ce cas d’origine swahili, dérivant du mot « wagonjwa » qui signifie « malades » (Kaligho, K, 1973 : 37). En tout cas, l’ethnonyme « Kodjo » est trop limité pour qualifier l’ensemble de l’ethnie. Quant au concept de « Nande » il demeure limité lui aussi dans son emploi. On le trouve sous plusieurs formes : Wanande, Wandande, Bandande, mais visiblement il est de création récente. L’explication la plus plausible est que ce terme serait né au XIXe siècle de la déformation du mot swahili « wanaenda » (ils partent ou ils fuient). Devant les incursions des Arabisés, ces maîtres de la plaine n’hésitaient pas à prendre la fuite. On les aurait alors traités de « fuyards » ! (Mashaury, K., 1982 : 499). Ce terme ne s’emploie qu’au Congo et ne couvre pas l’ensemble de la totalité ethnique.

Quel terme employer pour désigner cet ensemble ? Mashaury, l’historien du terroir, estime que le terme Yira est celui qui convient puisqu’il est utilisé partout (Mashaury, K., 1982 : 499). Toutefois cette proposition appelle quelques réserves : si le mot Yira est répandu, c’est qu’il désigne un statut social, « l’homme du peuple » par opposition à « l’aristocrate » (Vami, Vakama). Dans l’acception courante, Yira est même devenu péjoratif : il a acquis la connotation de « primitif » ou de ce qui est originaire du pays par opposition à l’homme cultivé ou ce qui serait importé. « Yira » serait donc exactement la traduction nande du mot « musenji ». Suivant cette acception, ce terme ne pourrait couvrir l’ensemble de la société puisqu’il n’engloberait que les « sujets » et exclurait les « maîtres ».

Il est possible aussi que les nande, jusqu’à une date récente, n’aient pas ressenti la nécessité d’une appellation commune puisqu’ils se contentaient de s’interpeller par les noms des sous-ensembles (Basu, Banyisanza, Baswaga, Bamate, Batangi) fonctionnant comme des entités autonomes (Kaligho, K., 1973 : 39). Quoi qu’il en soit, la vérité qui s’impose ici est que la conscience ethnique avait déjà pris acte du clivage Kodjo/Nande, bien qu’elle ne fût pas ignorante de la parenté originelle. C’est le principe même du phénomène d’ethnisation qui commande de telles scissions. Les deux entités fonctionnent comme deux sociétés autonomes Nande/Kodjo, ayant déjà acquis droit de cité dans le Congo et l’Uganda contemporains. Yira constitue néanmoins un vestige de l’unité ancienne.

L’histoire du peuplement du Bunande est beaucoup moins confuse, à partir des données générales de cette partie du pays. D’abord, on sait que les peuples qui l’occupent ne constituent pas les premiers occupants de la région. L’ancienneté des vestiges qui y ont été découverts l’atteste. De plus, les traditions internes reconnaissent elles-mêmes l’existence d’une occupation antérieure, faite de Pygmées et même d’autres populations bantu. Dans cette catégorie, on cite les Hera et les Kira dans la partie australe et centrale, ainsi que les Mbuba et les Pakombe toujours présents dans la partie septentrionale (Bergmans, L, 1969 : 11). Ces derniers ont été refoulés vers la forêt, en même temps que les Pygmées ; de là, ils organisèrent des expéditions punitives contre l’occupation nande. La deuxième occupation est celle des Nande eux-mêmes, venus par l’autre côté du lac Edouard en le contournant. Là- bas, avec les Kodjo, ils constituaient une population soumise au Bunyoro. Plusieurs raisons sont évoquées pour justifier ce déplacement : dissensions internes, quête d’une terre disponible pour le travail agricole, exploitation des pasteurs Cwezi qui auraient provoqué la fuite des agriculteurs, etc. Mais cela n’explique pas tout, si l’on tient compte de la pratique de paiement de tribut.

Jusqu’il y a peu, deux Etats Nande fournissaient encore un tribut aux chefs Bahito au Bunyoro (Uganda). Il s’agit des Basu et des Banyisanza de la zone de Béni. Ces deux groupes racontent qu’ils se sont installés dans leur territoire actuel, en provenance du Bunyoro, en contournant le lac par le nord, et traversant la Semliki par le gué de Makara avant de s’installer dans la plaine à l’ouest de cette rivière. La situation des autres groupes est différente. D’abord, c’est à ces deux aristocraties locales (Basu et Banyisanza) qu’ils étaient redevables de tributs et pas directement aux aristocraties politiques de l’autre côté du lac. Cette situation s’explique parce que les Basu et les Banyisanza disposaient d’un droit d’aînesse sur eux. Ce paiement ne s’est estompé qu’avec la colonisation. Ce clivage d’ « aînés » et de « cadets » transparaît également au chapitre des migrations : si les aînés avaient contourné le lac, les « cadets », c’est-à-dire les Bashwagha, les Bamate et les Batangi auraient risqué sa traversée, prenant ainsi la direction méridionale. La tradition rapporte qu’une fois les pirogues sur le lac, une violente tempête s’éleva, l’eau fut agitée de toute part. Les pirogues sombrèrent l’une après l’autre. Mais par la force des esprits, un énorme serpent (endyoka) se dressa sur l’eau et forma une sorte de pont. Les rescapés purent traverser sains et saufs jusqu’à la rive congolaise (Kaligho, K., 1973 : 14). Cette distinction marque sans doute l’existence de deux vagues différentes de migration, peut-être sans lien entre elles, l’une provenant du nord-ouest et l’autre du sud-ouest.

On comprend alors que les Nande, sur le plan politique, soient à la fois tributaires du système Bakama (Vakama) et du système Bami. Le groupe Basa-Banyisanza est significatif de l’influence du Bunyoro non seulement sur la démographie mais aussi sur le système politique. D’ailleurs « Banyisanza » provient du nom du personnage qui aurait contribué à ce déplacement : «Musanza» ou même Isanza. Ce dernier nom offre la possibilité d’une connexion possible avec l’histoire ancienne de l’Uganda. Isanza fut le dernier souverain de la dynastie pré-Cwezi dans le royaume du Kitara. Comme on le sait, Kitara était une région périphérique du Ruwenzori, soumise au Bunyoro. D’ailleurs une tradition Nyoro rapporte qu’Isanza aurait disparu sous terre après avoir confié le tambour royal au gardien de la porte du palais (De Heusch, L., 1966 : 23). Ecartés du trône – telle est l’unique interprétation possible de la tradition – Isanza et ses fidèles (Banyisanza) auraient émigré pour d’autres cieux (Mashaury, K., 1983 : 32). On suppose que leur intention était de s’installer de l’autre côté de la Semliki, dans l’actuelle zone de Béni qui constitue leur territoire d’aujourd’hui.

Quant aux autres groupes, ils ne cachent pas leur origine méridionale, même s’ils la présentent comme une simple étape, postérieure à la provenance de l’Uganda. Leurs ethnonymes sont d’ailleurs également des témoignages d’une certaine histoire concordante avec cette signification. Batangi, le nom d’un des groupes, signifie « ceux qui sont arrivés premiers ». Auraient-ils atteint le pays avant les deux autres ? Baswagha indique simplement la descendance commune à l’ancêtre Muswagha ; Bamate serait le nom d’un chef de clan. On se rappellera que le nom Kamate est vraiment typique et donné généralement à tout enfant mâle qui naît troisième garçon de la famille.

Sur le plan politique, l’organisation atteste l’appartenance à l’espace politique déjà énoncé avec quelques nuances, qui s’expliquent par l’influence du réseau politique d’origine Nyoro. La société ethnique est subdivisée elle aussi en plusieurs États. Chacun d’eux est dirigé par une espèce de triumvirat où le roi (Mwami) est épaulé par le chef de terre considéré dans la hiérarchie comme son aîné (Mukulu) et le chef de guerre (Ngabu) qui occupe le rang de puîné, donc hiérarchiquement inférieur. Il administre le terroir avec l’aide des aristocraties de provinces (Barhambo). Sa condition de naissance et d’accès au pouvoir obéit aux normes appliquées ailleurs. Il doit naître sous une forme extraordinaire, serrant dans ses menottes des graines ou du lait caillé. Sa mère doit être une reine-mère (Mumbo) et pas une quelconque maîtresse du Mwami et l’on sait que la Mumbo était par ailleurs une parente du Mwami ; généralement, elle était recrutée parmi les filles du Shamwami (l’oncle paternel du Mwami). De toute façon, le Shamwami comme le Shamumbo (frère de la Mumbo) constituaient des personnes influentes auprès du roi.

Comme on peut s’en rendre compte, l’histoire ancienne qui s’est égrenée au bord des Grands Lacs, à l’ombre des volcans, aura été avant tout aristocratique, mais il s’y mêle des conflits entre agriculteurs et pasteurs. Il ne faudrait pas pour autant minimiser l’existence d’une évolution de type populaire faite des brassages de population et de la circulation des biens et des idées d’un État à un autre ou même d’un réseau d’État à un autre. L’évolution de l’institution du Bwami a démontré la pertinence d’une influence sociale qui s’est diffusée en sens inverse du courant des migrations, allant de l’aval en amont, du sud vers le nord, des sociétés segmentaires aux sociétés étatiques.

La « swahilisation » de la région au XIXe siècle et, plus tard, la colonisation contribueront à effriter cette évolution pour lui imprimer une direction nouvelle, dans le cadre de la superstructure politique qui a eu pour nom l’État Indépendant du Congo et le Congo belge. Mais même dans le Congo contemporain, le Kivu n’en demeure pas moins caractérisé par sa personnalité particulière, découpé en trois espaces politico-administratifs, le Maniema, le Sud-Kivu et le Nord-Kivu.

 

PEUPLES DE L’UELE – Carte 10

 

PEUPLES DU KIVU – Carte 11

 

Texte : Traditions d’origine du royaume de Bushi

Le royaume Shi, comme tous ceux de la région, résulte d’une conquête politique des Baluzi. Malgré son caractère officiel, cette tradition reconnaît l’existence d’une organisation politique préexistante mais qui fut évincée.

« Lorsque la vieille Namuhoye arriva au-dessus de la dernière colline, elle se tourna vers la foule qui la suivait. Ils étaient mille et mille, avec leurs vaches aux cornes démesurées. Hommes vêtus d’écorces battues, femmes pliées sous les charges, petits bergers nus poussant leurs lents troupeaux vers les terres nouvelles. Dans des nasses d’herbes calfeutrées de bouse, des femmes-filles aux reins couverts de petites tresses blanches portaient les graines. Ils étaient mille et mille, Bahese, Banachidaha, Banya-Lwisi, Barhembo, Bahugarwa, Batwa-Lushuli, Bahangarwa, Banya-Mubisa et Balinga ; tous serviteurs et clients des familles des sept fils que Namuhoye avait eus d’un enfant trouvé, dont Nalwindi [2] avait fait son chasseur favori. Vieille et courbée dans sa peau de chèvre, elle leur montrait l’horizon de son grand muhorho. Dans les plis clairs de sa peau parcheminée, deux petits yeux brillaient d’une lueur prophétique. Baluzi, peuple de mes sept fils, leur dit-elle, par-delà la rivière, voici devant vous les collines fertiles du Bushi. Les habitants y sont peureux et opprimés par des chefs injustes et maladroits. Regardez ces champs où vous sèmerez le sorgho (…).

De la crête, ils regardèrent longuement jusqu’au soleil couchant. Puis ils firent tourner les baguettes pour allumer les feux. Le soir, ils s’endormirent en pensant aux nouvelles terres que leur avait données l’ancêtre.

Mais à l’aube Namuhoye était morte. Pendant que les uns chassaient, Kalunzi, Nachinda et Norana, trois de ses fils, creusèrent un trou pour y jeter le corps cassé de leur mère [3].

Mais la coutume interdit au fils d’enterrer sa mère. C’est pourquoi ils furent maudits par leur aîné Kabare-Kaganda.

Naluanda accompagna Kabare-Kaganda au Bushi. Remontant la Kazinzi, ils arrivèrent à Luvumbu chez un Mulega du nom de Changu qui descendait d’anciens émigrants. Pas plus que ses sujets, ce petit potentat n’avait vu pareille abondance de vaches et de graines.

Les habitants firent donc très bon accueil aux émigrants et les négrilles ou Batwa de Changu étonnés d’une telle opulence, leur accordèrent plus de confiance qu’en leur propre maître.

Un matin, deux pauvres batwa rencontrant Kabare-Kaganda sur le chemin des porteurs, lui firent leurs doléances à propos d’un ami du Mwami local qui les avait spoliés. Eh ! dit Kabare, au pauvre ses objets ; au puissant les siens !

Cet avis plut aux auditeurs qui racontèrent partout que les étrangers rendaient mieux justice aux pauvres que le Mwami. Suivons ces frères, se disaient-ils, nous boirons le lait de leurs vaches et y mangerons à satiété.

C’est alors que Kabare-Kaganda se rendit chez le Mwami Nashi. En honneur de son hôte, celui-ci fit quérir des boissons. Elles me seraient plus agréables Nashi, dit Kabare, si tu allais les chercher toi-même. Et pendant la courte absence du Chef, il s’assit sur son siège au milieu des applaudissements du peuple. « Nous te faisons Mwami » lui dirent les Batwa.

Usant du même subterfuge, Kabare étendit son pouvoir sur les régions voisines.

Les Chefs dépossédés ne gardèrent de leurs anciennes prérogatives que le droit de porter au front un diadème et d’accéder aux cimetières des Baluzi.

Ayant réuni sous son autorité toute la région, Kabare-Kaganda se fit appeler « Nabushi », c’est-à-dire « possesseur-du-Bushi ».

(Masson, R, 1960, 5-8).


[1] Les conquêtes rwandaises du Kivu Central continueront à renforcer l’existence de cette région comme « espace » historique.

[2] Père de Namuhoye

[3] Chefs nobles à la tête de cette migration.