L’Histoire générale du Congo de Ndaywel è Nziem marque un tournant dans l’historiographie africaine. C’est, en effet, la première fois qu’un historien congolais écrit l’histoire de son pays. On sait qu’à l’exception d’une poignée d’érudits européens, qui avaient souligné dans leurs travaux l’exceptionnelle richesse du passé des sociétés de l’Afrique centrale, l’histoire du Congo avait été en fait considérée comme l’histoire des activités européennes au Congo : elle visait à justifier l’entreprise coloniale et entretenait le mythe de la passivité historique des peuples africains, fondé à la fois sur une véritable ignorance et sur la tendance a-historique d’une école anthropologique qui estimait que les civilisations anciennes de l’Afrique étaient restées immobiles et figées des débuts de l’âge du fer à la période précédant immédiatement les débuts de la conquête coloniale.
L’auteur se préoccupe d’abord de regrouper les faits historiques du passé de l’Afrique centrale et d’en faire une analyse objective en vue d’en saisir les caractères originaux. L’histoire est une reconstitution intelligible et critique du passé vécu par les hommes en société. Mais l’historien, dans le fatras des faits enregistrés par les documents, doit opérer un tri pour dégager les événements qui lui paraissent dignes d’être retenus. Cette sélection est fondée sur des questions posées par le présent au passé. Mais on ne peut éliminer une certaine subjectivité dans ce choix puisque toutes les démarches, tous les schémas d’explication de l’historien sont nécessairement sous-tendus par une philosophie de l’homme et de la vie qui repose sur une croyance individuelle ou collective.
On voit là l’intérêt d’une Histoire générale du Congo écrite par un historien du pays dont il connaît intimement la langue, les moeurs, les traditions et la mentalité. Remarquons, toutefois, que Ndaywel è Nziem ne cède aucunement au piège d’une histoire nationaliste, indigéniste et romantique, fondée sur le mythe de 1’âge d’or de l’époque précoloniale entraînant ainsi un « ethnocentrisme au troisième degré ». Il s’efforce de contrôler ce qui est survenu réellement dans le passé du Congo et d’en mettre les éléments en corrélation. Mais il doit tenir compte du fait que le passé a été altéré par un certain nombre de déformations découlant du préjugé racial, de l’état de dépendance du pays et d’une ignorance réelle des colonisateurs.
L’auteur relève le défi de ceux – il y en a encore beaucoup en Europe – pour qui l’Afrique n’a pas d’histoire. Rappelons à ce propos l’opinion de l’historien français P. Gaxotte émise en 1957 : « ces peuples (vous voyez de qui il s’agit…) n’ont rien donné à l’humanité ; et il faut bien que quelque chose en eux les en ait empêchés. Ils n’ont rien produit, ni Euclide, ni Aristote, ni Galilée, ni Lavoisier, ni Pasteur. Leurs épopées n’ont été chantées par aucun Homère ». Et Bernard Lugan, dans son Afrique, l’Histoire à l’endroit, affirme encore en 1989 que les traditions orales relèvent souvent « de l’irrationnel ou de l’inconscient collectif ».
Ndaywel è Nziem admet la validité des traditions orales (témoignages oraux concernant le passé qui sont transmis de bouche en bouche) qui constituent des sources capitales pour l’histoire des peuples sans écriture, mais aussi des sources importantes à l’origine de nombreux documents écrits de l’Antiquité et du haut Moyen Age. Bien entendu, il en examine la véracité en cherchant à reconnaître dans un témoignage la réalité observée et les déviations possibles avec les raisons qui les ont fait apparaître. Il reconstitue ainsi une histoire surtout événementielle, officielle, didactique, derrière laquelle se profilent des faits économiques, sociaux, institutionnels, culturels et religieux. Il s’efforce de pallier les lacunes des traditions orales en utilisant d’autres sources historiques, comme les documents écrits, les récits de vie de témoins oculaires (« l’oralité au présent »), les données fournies par l’archéologie, la linguistique et l’anthropologie culturelle.
L’auteur cherche à recréer le passé du Congo, en se basant sur une étude minutieuse des sources, dans toute leur diversité et leur complexité. Il ne cherche cependant pas à attester la pérennité de l’Etat-Nation congolais en transportant artificiellement les réalités du présent dans le passé pour justifier les frontières territoriales actuelles. C’est, en effet, le fait de conscience qui unifie une nation et non le cadre territorial et chronologique. « Plus qu’un assemblage d’histoires régionales et ethniques difficiles à organiser dans une seule vision d’ensemble, l’histoire consciente d’une nation, affirme Ndaywel è Nziem, est avant tout, comme on l’a déjà dit, synthèse des faits, saisie cohérente d’un cheminement parce que destinée à devenir une projection conséquente et assumée vers l’avenir ».
Loin de se cantonner dans un nationalisme intransigeant, l’auteur rompt une lance contre la balkanisation de l’Afrique en une multitude d’espaces politiques et économiques non viables. Sans remettre en cause le processus de l’intangibilité des frontières, il prône un processus de regroupement continental. La création des Etats- Unis du Centre-Afrique, dont la locomotive serait le Congo, permettrait « de répondre avec assurance au défi de sous-développement à l’horizon nouveau de la coopération internationale ». Le Congo pourrait réaliser une intégration avec le Cameroun, le Gabon, le Congo, l’Angola, le Rwanda et le Burundi. La conception statique de l’Etat-Nation ferait place à une interprétation dynamique de l’unité culturelle du Centre-Afrique. « J’ai foi en ce destin qui amène l’Histoire à se répéter, conclut Ndaywel è Nziem, tandis qu’elle fournit constamment à l’acteur historique l’opportunité de réajuster sa trajectoire au vu de l’héritage à sa portée et en fonction des objectifs qu’il poursuit ».
Il faut aussi noter que cette synthèse, rédigée par un seul auteur, a le grand mérite d’être homogène, c’est-à-dire de retenir les caractères dominants et d’embrasser l’ensemble des faits dans une évolution continue tout en coordonnant les résultats de nombreuses monographies. Cependant, on ne doit pas oublier que toute synthèse historique reste provisoire et conjecturale par son essence. Au fur et à mesure que le temps s’écoule, les matériaux historiques s’enrichissent et les critères de sélection des faits historiques se transforment, ce qui entraîne la variabilité de la vision historique et la constante réinterprétation de l’histoire.
Ndaywel è Nziem se préoccupe du milieu humain congolais, compare le passé avec le présent en vue de les différencier et adopte des méthodes nouvelles basées sur la collaboration entre l’histoire et les sciences humaines en vue de saisir l’homme tout entier, de le recréer dans sa totalité originale. Il se garde de dissocier l’aspect politique de l’aspect économique, l’aspect institutionnel de l’aspect social, etc., et milite en faveur d’une histoire totale.
L’auteur a dû encore résoudre le problème de la périodisation. Les diverses tranches chronologiques (Antiquité, Moyen Age, Temps modernes et époque contemporaine) adoptées en Europe sont arbitraires, conventionnelles, approximatives et non applicables à l’Afrique. Dès lors, il a dû rechercher un autre découpage et affronter la question de la pluralité des sociétés et des cultures qui décompose l’idée d’un temps homogène. Il distingue le temps des commencements, qui est celui du peuplement du pays entraînant une répartition de l’espace, l’âge ancien qui va jusqu’au début du XIXe siècle, période où l’on assiste à l’émergence des systèmes politiques, culturels et technologiques, le temps des réajustements et Page moderne et contemporain qui voit se produire une nouvelle répartition de l’espace, sous l’angle commercial d’abord (XVIIIe-XIXe siècle), sous l’angle politique ensuite (XIXe-début XXe siècle).
Ndaywel è Nziem a réuni une documentation considérable tant dans les sources d’archives dispersées entre différents dépôts en Belgique et au Congo que dans les livres, les mémoires de licence et thèses de doctorat relatifs au Congo comme en témoigne son impressionnante bibliographie. En outre, sa méthode critique rigoureuse, son érudition scrupuleuse, ses analyses lucides et sa vaste intelligence lui ont permis de présenter l’état actuel de la recherche historique sur le Congo vu du « dedans » des origines à décembre 1992. Tous les événements y sont replacés dans leur contexte africain et international. Par ailleurs, l’auteur ne se laisse généralement pas enfermer dans des schémas préconçus aux vues dogmatiques où le danger consiste toujours à laisser l’idéologie l’emporter sur les faits, ce qui entraîne l’altération de la réalité vécue. Il élimine le plus souvent les éléments subjectifs et tente d’appréhender les motivations des partenaires étudiés sans les fonder sur des jugements de valeur qui leur seraient propres. Une exception sans doute : le contentieux belgo-congolais ! Mais nous sommes là au cœur d’un débat passionnel où la subjectivité domine encore.
Ndaywel è Nziem donne dans son Histoire générale du Congo un ouvrage qui Permettra au peuple congolais d’appréhender les mécanismes mentaux individuels et collectifs qui régissent sa propre histoire. Il y aura certes des discussions engendrées notamment par la découverte inévitable de nouveaux documents qui apporteront des précisions parfois inattendues sur des périodes peu ou mal connues. Mais cette oeuvre est appelée à susciter de nouvelles réflexions critiques sur les sociétés congolaises et sur leur avenir.
En 1969, alors que j’enseignais à l’Université du Congo à Lubumbashi, j’avais établi avec mon collègue Jan Dhondt un programme d’africanisation des cours d’histoire. Un quart de siècle plus tard, mon ami Ndaywel è Nziem, allait réaliser ce vaste projet en montrant que le modèle de société européen n’est pas le seul acceptable, en dénonçant toutes les formes d’ethnocentrisme et en donnant le sens de la continuité des temps pour préciser le rôle des hommes dans la société congolaise.
Enfin, l’Histoire générale du Congo de Ndaywel è Nziem permettra aussi aux Congolais de prendre conscience de leur passé, de retrouver leurs racines et de forger leur avenir. Puissent les paroles de cette chanson de l’« African-Jazz » écrites en 1960 se réaliser prochainement :
Bana Lipopo na bana Kisangani
Equateur mabenga bana Kasai
Tosangana elongo
Tosepela elongo
Tobongisani mabele ma biso
Kala tolepaka mboka biso e
Sik’oyo tosi tozui yango bandeko
Tobatelani yango
Tosangana elongo
Tobongisa ni mabele ya biso.
Les enfants de Lipopo [Léopoldville] et les enfants de Kisangani
Ceux de l’Equateur et ceux du Kasaï
Mettons-nous ensemble
Réjouissons-nous ensemble
Occupons-nous de [améliorons] notre terre [notre pays]
Longtemps, nous avons réclamé cette terre [notre pays]
Voici qu’aujourd’hui nous l’avons, chers frères,
Veillons sur elle
Ne faisons plus qu’un
Améliorons notre sol.
Pierre Salmon
Professeur à l’Université Libre de Bruxelles
