EPILOGUE :
Le Congo à la traversée du millénaire
Un quart de siècle nous sépare de la parution de l’Histoire générale du Congo en 1998. Un quart de siècle qui correspond au tournant du millénaire et qui, sur le plan politique, s’étend de l’ère de Laurent-Désiré Kabila à celle de Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo.
Entre les deux dates, des faits et des événements se sont accumulés. Les contours qu’a connu la trajectoire congolaise se sont appuyés sur une conjoncture internationale qui n’a pas cessé, elle aussi, de connaître des changements multiples : la valse des régimes politiques particulièrement en Europe et en Amérique du Nord, le surgissement de la Chine comme nouvelle superpuissance, la quête persistante des ressources du sous-sol notamment le coltan et le cobalt ainsi que le développement et la multiplication des filières de prédation allant du local à l’international.
On trouvera ici les principaux points de repères de cette dernière étape de l’histoire du Congo.
- La gestion de l’après-Mobutu
1.1.De la crise politico-militaire à la « guerre mondiale africaine »
Chassé du pouvoir le 17 mai 1997, Mobutu est mort au Maroc, le 15 septembre 1998. Mais l’opinion a été peu attentive à une réalité politique du moment. La victoire de l’offensive rwando-ougandaise qui s’était imposée sous le signe de la « libération », avait en réalité asphyxié du même coup un processus de passation démocratique du pouvoir qui venait de démarrer.
En effet, peu avant l’aboutissement heureux de la « guerre de libération » de Laurent-Désiré Kabila, la Constitution adoptée par la CNS, le 14 novembre 1992 sous l’appellation de Constitution de la République Fédérale du Congo, avait été soumise à un ultime toilettage du Haut Conseil de la République-Parlement de Transition (HCR-PT). Ce projet constitutionnel, devenu, le 6 octobre 1996, la Constitution de la République Fédérale du Zaïre, fut publié comme annexe de la loi référendaire promulguée par Mobutu, le 30 décembre 1996. Puisqu’une Commission Nationale des élections (CNE), présidée par le Prof. Bayona ba Meya, l’ancien Premier Président de la Cour Suprême de Justice, était déjà en place depuis juin 1995, il ne restait plus qu’à organiser enfin les élections tant attendues. Certes, Mobutu vivait dans l’illusion de pouvoir les gagner, ces élections, sans prendre la mesure exacte à la fois, de sa santé déclinante, du lâchage de ses parrains occidentaux, et surtout, de la montée de l’opposition avec, à la tête, Etienne Tshisekedi, son leader charismatique.
L’essentiel à retenir est qu’en cette fin des années 90, le Zaïre de l’époque s’acheminait, avec ou sans la révolution de l’AFDL, vers l’émergence d’un nouveau leadership à Kinshasa. Mais, comme on le sait, le changement qui a fini par s’imposer fut la résultante d’une dynamique externe. Une conjoncture qui allait introduire de nouvelles équations inattendues et qui s’avéreront lourdes de conséquences.
Ainsi, l’euphorie née de l’avènement de Laurent-Désiré Kabila, à la suite de l’offensive victorieuse de l’AFDL, s’annonça de courte de durée, à cause de ses contradictions internes. La crise était déjà inscrite dans la déclaration du 17 mai 1997. L’auto-proclamation de Laurent-Désiré Kabila, le porte-parole de l’alliance, comme « Président de la République démocratique du Congo », n’aurait pas été la résultante d’une concertation et d’un accord interne. Ce fut la première initiative du leader nationaliste de déjouer les calculs de ses « parrains », l’Ouganda et surtout le Rwanda, d’imposer au Congo un Président de leur choix.
Devenu Président de la République, Kabila se mit à l’œuvre pour la réorganisation du pays et de son économie. Héritier du lumumbisme pur et dur, il réinstaura, en plus de l’identité congolaise de la nation, l’emblème national du 30 juin, avec six étoiles jaunes symbolisant les six provinces de la Loi Fondamentale ; il s’efforça de dépolitiser l’administration territoriale et instaura une réforme monétaire symbolisée par le retour au franc congolais. Cette innovation, qui intervint le 30 juin 1998, consacra l’unification en un espace unique de quatre zones monétaires qui s’étaient installées dans le pays. Sur le plan politique, il décréta l’interdiction de fonctionnement des partis politiques en dehors de la seule AFDL, et créa une Commission constitutionnelle, présidée par Anicet Kashamura, rejetant en bloc les conclusions des travaux de la Conférence nationale souveraine (CNS).
Mais la mésentente avec ses « parrains » militaires poursuivit son cours. La rupture du cordon ombilical se réalisa le 27 juillet 1998, lorsqu’il décida de mettre fin à la présence des militaires étrangers dans l’armée, alors que celle-ci était commandée par un officier rwandais, James Kabarebe, et qu’elle possédait en son sein plusieurs bataillons rwandais et ougandais. Cette décision courageuse, à la limite suicidaire, permit à Kabila de se réconcilier avec son opinion publique qui estimait jusque-là que « le libérateur avait besoin d’être libéré à son tour !». Elle créa, en revanche, une situation d’affrontement direct avec le Rwanda de Paul Kagamé et l’Ouganda de Museveni. La guerre devint inévitable. Elle allait aboutir à la première guerre mondiale africaine (1998-2002), opposant la RDC et ses alliés (Angola, Namibie, Tchad, Zimbabwe ) aux anciens « parrains » devenus des ennemis (Rwanda, Ouganda, Burundi).
Effectivement, dès le début du moins d’août, des combats éclatèrent à Kinshasa, à Kisangani, à Bukavu et à Goma. Dans cette dernière ville, le commandement du 10è Bataillon rendit publique une déclaration de rébellion ouverte. A l’aéroport de Kavumu près de Bukavu, des centaines d’officiers congolais furent fusillées. Une opération aéroportée fut organisée par James Kabarebe, à la tête d’un fort contingent de militaires, pour prendre à revers la capitale au départ de Kitona. Celle-ci échoua non sans avoir privé la population de Kinshasa, pendant 18 jours, d’eau et d’électricité. A cause du succès de la contre-offensive, le soutien populaire à Laurent-Désiré Kabila fut immortalisé dans Pona Mzee, une chanson patriotique collective d’une dizaine de vedettes de la chanson congolaise qui vint s’ajouter à une précédente composition musicale qui avait salué saluer l’avènement du franc congolais.
Dès la mi-août, l’agression se commua en une rébellion par la création d’un mouvement politico-militaire, le Rassemblement congolais pour la démocratie (RCD), soutenu par le Rwanda, qui installa son quartier général à Goma. Présidé par l’historien Ernest Wamba dia Wamba, il regroupait dans son comité directeur les leaders banyamulenge de l’AFDL (Bugera, Bizima Kahara), des mobutistes réformistes comme Lunda Bululu et Thambwe Mwamba mais aussi quelques « déçus » du régime de Kabila, comme Lambert Mende. Ce mouvement hétéroclite ne tarda pas à connaître des scissions entre le RCD-Wamba dia Wamba et le RCD-ML (Mouvement de Libération). Pourtant, dès novembre, naquit une rébellion rivale, le Mouvement pour la Libération du Congo, de Jean-Pierre Bemba, soutenue par l’Ouganda.
Face à ces oppositions armées, le régime de Laurent-Désiré Kabila eut ses alliés, notamment les troupes namibiennes, angolaises, tchadiennes mais surtout zimbabwéennes envoyées par le président Mugabe. Cette « guerre mondiale africaine » se transforma rapidement en une vaste opération de pillage généralisée des ressources directement disponibles, y compris l’exploitation sauvage et systématique des ressources naturelles du sol et du sous-sol. Cette opposition politico-commerciale, y compris entre alliés, aboutit même, par deux fois, en juin et en août 1999, à des batailles rangées à Kisangani, entre les deux pays partenaires au conflit, le Rwanda et l’Ouganda, pour le contrôle des sources d’approvisionnement en pierres précieuses.
Cette guerre en vint à être nourrie par une douzaine de conflits imbriqués les uns aux autres : celui qui opposait le gouvernement congolais contre ses groupes rebelles ; celui qui opposait le Congo au Rwanda, à l’Ouganda et même au Burundi ; celui qui opposait ces trois pays adversaires entre eux ; celui qui opposait chacun d’eux contre ses propres rebellions. Sortir des violences de cette région des Grands Lacs allait s’étaler dans la durée. Cet effort est encore et toujours en cours.
1.2. Essai de retour à la normalité institutionnelle
La première initiative pour s’en sortir fut celle de la signature de l’Accord de Lusaka, le 10 juillet 1999, par les représentants du gouvernement, du MLC et du RCD ainsi que par les belligérants non congolais (Angola, Namibie, Rwanda, Ouganda, Zimbabwe) et les témoins (Zambie, OUA, ONU, SADC, Bureau du facilitateur Ketumile Masire). Mais cet accord fut frappé d’enlisement par la poursuite des activités à finalité commerciale des belligérants, le retard de l’ONU à admettre l’évidence de l’agression et les réticences de Laurent-Désiré Kabila à accepter le déploiement des Casques bleus de la Mission de l’Organisation des Nations-Unies en RDC (MONUC). Il finit par être assassiné, le 17 janvier 2000, par son propre Garde-corps. Jusqu’au bout, il aura été fidèle à son idéal, si souvent évoqué pour célébrer sa mémoire : « Ne jamais trahir le Congo ! »
Son fils, Joseph Kabila, qui lui succéda, s’avéra plus coopérant sur le plan politique. La nouvelle conjoncture internationale, il est vrai, se prêtait à ce changement. Aux USA, le démocrate Bill Clinton n’était plus en place. Ce président démocrate, qui n’avait cessé de faire payer aux Congolais le prix de sa mauvaise conscience de n’avoir pas empêché le génocide tutsi au Rwanda alors qu’il en avait les moyens, avait été remplacé par le républicain George W. Bush qui était préoccupé, légitimement, à marquer sa différence par rapport à son prédécesseur.
En Afrique du Sud, Thabo Mbeki était dans une situation similaire, soucieux qu’il était de rééquilibrer les visions diplomatiques de l’Afrique du Sud, trop prisonnières jusque-là de la lecture rwando-ougandaise des événements de la région des Grands Lacs. Il s’engagea donc à jouer la carte de la pacification et de la réunification du Congo.
La mise en œuvre de l’Accords de Lusaka (juillet 1999) allait connaître des avancées significatives[1]. La Conférence du dialogue intercongolais, entamée à Sun City en Afrique du Sud accoucha d’un Accord global et inclusif sur la transition, signée à Pretoria le 17 décembre 2002. Le projet de Constitution de la période de transition et le mémorandum sur le mécanisme de formation d’une armée restructurée et intégrée furent prêts dès le 6 mars 2003. Le 2 avril, à Sun City eut lieu la signature officielle de l’ensemble des textes adoptés[2]. Officiellement, la rébellion était terminée, du moins provisoirement.
La durée de la période transitoire avait été fixée à deux ans, avec une possible reconduction de six mois ne dépassant pas les deux fois. Au total, le régime de l’Accord global et inclusif pouvait se poursuivre jusqu’en 2006. Mais son fonctionnement ne fut pas sans pesanteurs. Outre le caractère pléthorique de ces effectifs sur fonds de violences armées encore et toujours présentes, il s’était imposé un mode de cohabitation inédite entre groupes militaro-politiques dépendant des leaders notoirement adversaires, voire ennemis.
Ainsi, l’Exécutif reposait sur tout un espace présidentiel constitué d’un Président (Joseph Kabila) et de quatre Vice-Présidents : Yerodia Abdoulaye Ndombasi (de la composante « gouvernement », en charge des questions politiques et diplomatiques), Jean-Pierre Bemba Ngombo (du MLC, chargé des questions économiques et financières), Azarias Ruberwa (du RCD/Goma, chargé des questions de la défense nationale et sécurité) et Z’Ahidi Ngoma (représentant l’opposition non armée, chargée des questions sociales et culturelles). Le Gouvernement comprenait 59 ministres et vice-ministres. Le Parlement comptait 500 députés à l’Assemblée nationale et 120 sénateurs au Sénat. La Société Civile avait la haute main sur la gestion des Cinq Commissions d’appui à la démocratie. Il s’agissait, en plus de la Commission Electorale Indépendante (CEI), de la Haute Autorité des Médias (HAM), de la Commission Vérité et Réconciliation (CVR), de l’Observatoire National des Droits de l’Homme (ONDH) et de la Commission de l’Ethique et de la Lutte contre la Corruption (CELC).
Malgré ses lourdeurs et son caractère pléthorique, le régime dit de 1+4 aboutit, malgré tout, à un résultat d’importance non négligeable. Un projet constitutionnel fut élaboré et soumis au référendum, avant d’être promulgué le 18 février 2006 sous l’appellation de la Constitution de la République démocratique du Congo. Comme cela se devait, 2006 fut donc une grande année politique avec l’organisation des élections générales, de surcroît pluralistes, pilotées par une Commission électorale nationale indépendante (CENI) que dirigeait l’abbé Apollinaire Malu-Malu. Le premier tour des élections présidentielles, le 30 juillet 2006, aligna 33 candidats, parmi lesquels 4 femmes. Les deux premiers finalistes, Joseph Kabila et Jean-Pierre Bemba, à la tête de leurs cartels, l’Alliance de la majorité présidentielle (AMP) et l’Union pour la Nation (UN), s’affrontèrent au deuxième tour. Kabila, déclaré vainqueur à la suite du score majoritaire de 58%, prêta serment le 6 décembre 2006, comme Premier Chef d’Etat élu, de la Troisième République. Par la nomination comme Premier ministre d’Antoine Gizenga, l’ancien Vice-Premier ministre de Patrice Emery Lumumba, la longue parenthèse constitutionnelle, ouverte le 5 septembre 1960 par la révocation contestée de Patrice Lumumba, fut enfin refermée. La normalité constitutionnelle était définitivement acquise, en fait et en droit, aux yeux des différentes tendances politiques, du passé comme du présent[3].
2.Les années « Kabila Kabange »
Les « années » Kabila, commencées en réalité en 2001, auxquelles s’ajoutèrent deux quinquennats successifs et une prolongation de deux ans, allaient connaître une durée de dix-huit ans. Très tôt, le jeune Président fit preuve d’une plus grande habilité que ne laissaient pas entrevoir son extrême jeunesse, son inexpérience et le caractère contestable de son ascension à la magistrature suprême. Toutefois, l’effort de la mise en place des institutions républicaines, prévues par la Constitution, allait vivre l’épreuve de la guerre et de la permanence du règne de la corruption.
2.1. Organisation politique et économique
En plus d’avoir mené avec succès la barque de la réconciliation nationale, par l’accord inclusif de Sun City en Afrique du Sud et la promulgation d’une nouvelle Constitution, Joseph Kabila permit à la société congolaise de vivre quelques avancées significatives.
Le pays s’efforça, au cours de ces années, de renouer avec des pratiques démocratiques verrouillées depuis des lustres. Les institutions républicaines, prévues par la Constitution allaient connaître leur mise en œuvre de manière progressive, non sans arrière-pensées, comme la Cour Constitutionnelle, le Conseil d’Etat, le passage du nombre de provinces à 26, tel que prévu par la Constitution. Par deux fois, les élections générales furent organisées à termes échus en 2006 et en 2011, au niveau présidentiel, sénatorial ainsi qu’à la députation locale et nationale ; seules les élections locales n’ont jamais pu être abordées, au cours de ces cycles électoraux, à cause des difficultés d’ordre logistique et administratif, handicapant en cela le bon fonctionnement des entités locales décentralisées (ETD).
Sur le plan économique, des efforts gigantesques furent entreprises depuis le lâchage de Mobutu par la communauté internationale, ce qui avait rendu la République inéligible au Fonds Monétaire International dès 1991 et ses droits de vote, suspendus en 1994. Laurent-Désiré Kabila, en son temps, avait fait une tentative en 1997 par la Conférence des « amis du Congo » à Bruxelles. Il escomptait pouvoir récolter un financement de 728 millions de dollars pour mettre en œuvre son plan de redressement du Congo, ce qui ne put être réalisé, à cause de la disgrâce que connut son régime naissant.
Une conjoncture nouvelle apparut dès 1999. Auprès des créanciers internationaux, les « programmes d’ajustement structurel » se transformèrent en « documents stratégiques de réduction de la pauvreté » (DSRP) et les « prêts d’ajustement structurel » en « prêts de politique de développement ». Toutefois, les conditionnalités d’accès à ces subventions furent renforcées. En plus des impositions macroéconomiques s’étaient ajoutées celles de bonne gouvernance et de lutte contre la pauvreté.
Une première aide fut consentie en 2001, par l’adoption d Programme intérimaire renforcé qui apporta un léger relèvement du taux de croissance du PIB. Le retour de la confiance eut pour symbole la création de la BCECO (Bureau Central de coordination), une structure d’exécution des projets financés par la Banque mondiale, et l’annulation en 2002 par le Club de Paris, d’une part de la dette congolaise (4,6 milliards de dollars) et le rééchelonnement du paiement du reste (4,3 milliards).
Au Cours de cette même année, furent adoptés un programme économique du gouvernement (PEG) et un document intérimaire de stratégies de réduction de la pauvreté (DSRP-1). Et, puisqu’à l’époque, le diamant fut la principale source de devise, ses exportations furent réglementées : le Centre d’expertise, d’évaluation et de certification des substances minérales précieuses et semi -précieuses (CEEC) avait déjà été créé et la RDC avait adhéré au processus de Kimberley, en vue de la lutte contre les diamants de sang. D’autres mesures s’en suivirent, sur le plan institutionnel, pour règlementer la vie économique, notamment la dépolitisation de la Banque Centrale du Congo qui acquit son autonomie, l’adoption de nouveaux codes d’investissement et de réduction du rôle de l’Etat (Code des Investissements ; Code minier, forestier ; Code du travail) et la création d’une Agence nationale pour la promotion des investissements (ANAPI). La RDC devint à nouveau fréquentable au niveau des coopérations financières internationales, bilatérales et bilatérales.
2.2. Guerres par procuration et pillage des ressources naturelles
Mais la situation sécuritaire, à l’Est du pays, continua à être préoccupante[4]. Cette partie du pays se transforma en un théâtre permanent de violences. Car, ce qui passait jusque-là pour une guerre de circonstance, par le recyclage de la guerre du Rwanda sur le territoire congolais, eut tendance à s’inscrire dans une plus longue durée. Pourtant l’Accord de Sun City avait abouti à des objectifs consensuels de réunification, de pacification et de rétablissement de l’autorité de l’Etat sur l’ensemble du territoire national. Ce fut sans compter avec l’appât du gain des multinationales par intermédiaires locaux interposés[5], et l’ambition du Rwanda de Paul Kagamé de se réserver le Kivu comme une zone d’influence permanente.
Ainsi, au moment où se réalisait la mise en place des institutions de la transition après Sun City, une « troisième guerre » était, en réalité, en préparation, après celle dite de « libération » et d’«agression ». Des micro-conflits locaux allaient conduire à une guerre plurielle. « La stratégie de guerre avait été remplacée par une stratégie d’occupation militaire intensive afin d’aboutir à une sorte de légitimation de l’influence rwandaise au Kivu… ! ». Ainsi, avait conclu le rapport du Groupe des Experts des Nations-Unies sur l’exploitation illégale des ressources naturelles et autres formes de richesse de la RDC, en octobre 2003. Le lien entre les violences dans la région et l’illégalité d’exploitation des ressources naturelles était ainsi dénoncé, officiellement, pour la première fois. La RDC allait faire l’objet des offensives successives d’origine rwandaise, d’abord sous le label de la rébellion du Congrès national pour la Défense du Peuple (CNDP), ensuite sous celui du Mouvement du 23 mars (M23).
Dès 2003, la mission de sabotage de la réconciliation de Sun City avait été le fait des officiers qui avaient tout à craindre de la normalisation de la situation, notamment Laurent Nkundabatware (alias Nkunda) auteur de massacre de plus d’une centaine de civils à Kisangani en mai 2002, Eric Ruohimbere commandant des troupes rwandaises ayant exécuté 50 officiers de l’AFDL à l’aéroport de Kavumu en 1998 et Bosco Ntaganda auteur de crimes de guerres et crimes contre l’humanité en Ituri. L’enjeu revenait à saboter les efforts de création d’une armée nationale intégrée et de limiter le succès de la mise en place des institutions républicaines.
Les actions de violence furent entamées par l’attaque de la ville de Bukavu par le colonel Mutebusi (février 2004), le massacre de Gatamba (août 2004) et l’agression de Kanyabayonga (décembre 2004). L’officialisation de la création du Congrès National pour la Défense du Peuple (CNDP) se réalisa le 26 juillet 2006, comme pour confirmer l’instabilité qui accompagnait le referendum de 2005 et la fragilité des élections de 2006. Des négociations officielles s’engagèrent sous l’égide du Représentant Spécial des Nations-Unies pour la région des Grands Lacs, le nigerian Olusegun Obasanjo. Mais des négociations secrètes entre Kabila et Kagamé aboutirent à une succession de conclusions inattendues : l’effacement de Laurent Nkunda remplacé par Bosco Ntaganda à la tête du CNDP et surtout, le retour des troupes rwandaises au Congo dans le cadre de l’opération Umoja Wetu, après qu’elles y aient été chassées en 1998 par Laurent-Désiré Kabila. Un accord de paix fut alors signé à Goma le 23 mars 2009 entre la RDC et le mouvement rebelle CNDP. Mais cet accord eut le grand inconvénient d’exacerber la colère des milices locales.
La rébellion qui s’est dénommée M23 (Mouvement du 23 mars) s’est voulue héritière de celle du CNDP sous le prétexte précisément de l’application insuffisante dudit accord du 23 mars accordant de multiples privilèges aux Rwandophones tutsi. Cette rébellion fut menée par Bosco Ntaganda, celui-là même qui avait être condamné par la CPI de treize chefs de crime de guerre et de cinq chefs de crimes contre l’humanité, même si on préféra avancer en un premier temps l’identité de Sultani Makenga comme chef de la rébellion.
Contrairement aux initiatives précédentes, celle-ci avait été préparée avec un soin plus particulier car elle aurait eu visiblement une ambition plus importante : celle d’aboutir à la création d’un Etat fédéral autonome à l’Est du Congo. Pour preuve, la veille de son éclatement, les anciens officiers du CNDP intégrés dans les FARDC, avaient le contrôle de la chaine de commandement de l’armée, de l’Ituri au nord-Katanga, assurant le contrôle des animateurs politiques dont ils assuraient la sécurité. Plusieurs rencontres avaient été organisées avec les chefs coutumiers pour leur expliquer qu’ils ne devaient rien attendre de Kinshasa, beaucoup trop éloignée pour se préoccuper de leur sort. Au demeurant, un des patrons des services de renseignement rwandais s’était expliqué sur leur motivation : le Congo était trop grand pour être dirigé à partir de Kinshasa. « Goma devait être liée à Kinshasa de la même manière que Juba était liée à Khartoum !». Une étape intérimaire avant de s’ériger en capitale d’un nouvel Etat, suivant le schéma du Soudan[6]. On comprend pourquoi cette rébellion s’empara de la ville de Goma, le 20 novembre 2012 et qu’elle insista sur le « droit à l’autodétermination des populations du Kivu », relayé à longueur de journées par les médias du Rwanda.
Le tollé suscité par la prise de Goma incita la MONUC et l’Ouganda à prendre de l’initiative. Le 24 février 2013 fut signé un protocole de paix dénommé Accord-Cadre pour la paix, la sécurité et la coopération pour la RDC et la région des Grands Lacs ; un accord qui engageait 4 institutions internationales (ONU, UA, SADC, CIRGL) et 11 Etats (Afrique du Sud, Angola, Burundi, Congo, RDCongo, République Centrafricaine, Ouganda, Soudan du Sud, Rwanda, Tanzanie et Zambie). Toutes ces instances entendaient se consacrer aux « racines profondes » des conflits à l’Est de la RDC par l’appui à l’édification de l’Etat, la consolidation de la démocratie et la promotion du développement durable. Toutefois, on n’osa pas nommer le « pyromane » par qui l’insécurité s’était installée durablement et l’on escamota les conclusions du rapport Mapping du Groupe des Experts des Nations-Unies. En établissant la cartographie des méfaits de la guerre rwandaise au Congo entre 1993 et 2003, ce rapport avait déjà épinglé la cause profonde de ces brutalités[7].
Ainsi, le processus de paix, entamé depuis 2003, continua à avoir du plomb dans l’aile. Visiblement la stratégie menée jusque-là aurait dû être revue, au moins en trois points. D’abord, l’exigence de formation d’une véritable armée républicaine et la conduite d’une politique rigoureuse de Défense qui ne pouvaient continuer à reposer sur la culture d’inachevé, chaque fois interrompue pour être recommencée et cela, depuis l’ère de Mobutu ; ces efforts exigeaient visiblement une réelle capacité de suivi et de capitalisation des acquis pour aboutir au résultat escompté, pour la RDC, d’assurer par elle-même la sécurité de son territoire.
Ensuite, la politique de prendre des « pyromanes » pour des « sapeurs-pompiers », par complaisance ou par simple injonction des partenaires, n’était guère payante ; les multiples rapports ayant démontré le rôle de leadership militaire du Rwanda et de l’Ouganda dans la création, la mobilisation et le ravitaillement des unités combattantes lors des rebellions connues jusqu’ici.
Enfin, l’absente totale de rationalité dans l’exploitation, la vente et l’exportation des minerais stratégiques revendiqués par le commerce international ne pouvait que continuer à servir de puissant carburant à la guerre. En effet, les bénéfices plantureux tirés du pillage sauvage de ces ressources servaient de points de ralliement de multiples intérêts différents voire divergents, ceux des creuseurs et groupes armés locaux ; ceux des intermédiaires nationaux, régionaux et internationaux ; ceux, enfin, des réseaux de pillage des pays voisins et des sociétés multinationales. Il était quasi impossible de mettre de l’ordre dans cet enchevêtrement d’acteurs et d’intérêts, sauf de les anéantir tous autant qu’ils seraient, par des lois et des sanctions strictes, avec l’aide de la communauté internationale.
2.3. Métastases de la guerre
Pour que rien ne manque à cet imbroglio politico-militaire, il fallait de la sorte compter aussi sur d’autres interventions, comme celles des résistants Mayi-Mayi auxquelles s’ajoutaient les incursions des ADF/NALU qui ont réussi à transformer la province de l’Ituri à une véritable poudrière.
Le CNDP et le M23, dès leur création, déclaraient avoir pour cible prioritaire, l’anéantissement des Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR). Il s’agissait, au départ, des militaires des anciennes Forces Armées Rwandaises (FAR) de Juvénal Habyarimana et des milices Interhamwe, vaincus et refoulés en RDC, avec l’ensemble des réfugiés hutu. Leur retour au Rwanda s’avéra problématique. Les conditions fixées par les nouveaux maîtres Kigali étaient à leurs yeux inacceptables ; ils souhaitaient voir finalisé le processus de paix initié par les Accords d’Arusha, par les forces antagonistes rwandaises sous la médiation de la Tanzanie, auxquels avaient adhéré en son temps les dirigeants du FPR. Mais ces derniers estimèrent que ces accords étaient dépassés et ne pouvaient plus être pris en considération. Quelques poignées de Hutu acceptèrent, malgré tout, de reprendre le chemin du retour vers la patrie, dans les conditions fixées par le nouveau pouvoir. La plupart des membres des forces militaires hutu ne se laissèrent pas tenter par cette ouverture qui, à leurs yeux, passaient pour un piège. Faute d’un retour pacifique, ils allaient s’engager dans un processus de retour militaire. Dès 1997, fut créée à l’Est une Armée de Libération du Rwanda (ALIR). En mai 2000, on assista à la naissance d’une autre dynamique militaire qui s’octroya l’appellation de Forces Démocratiques pour la Libération du Rwanda (FDLR).
Entre le pouvoir de Kinshasa et les FDLR, on allait vivre une succession d’alliances opportunistes durant lesquelles les trahisons multiples et les contre-alliances furent à la base de la ruine quasi-totale de la confiance réciproque. Ainsi, en 1996, quand les Forces Patriotiques Rwandaises (FPR) de Kagamé franchirent la frontière de la RDC sous la bannière de l’AFDL, les combattants hutu luttèrent aux côtés des armées zaïroises de Mobutu et ils furent poursuivis jusqu’à Kinshasa. A partir du 2 août 1998, quand l’AFDL croisa le fer avec ses anciens parrains, rwandais et ougandais, ces combattants hutu luttent dans les rangs de l’AFDL de Laurent-Désiré Kabila contre les nouvelles rébellions : RCD, MLC, MLC/ML. En décembre 2001, quand ALIR fut mise sur la liste des groupes terroristes, les combattants hutu se regroupèrent tous sous la seule bannière de FDLR.
Les accords successifs de la RDC avec le Rwanda et le refus obstiné du pouvoir de Kigali de tout dialogue avec ces anciens militaires des FAR qualifiés invariablement de « génocidaires », la perte d’espoir d’un retour pacifique au Rwanda, tous ces éléments finirent par acculer les FDLR à des comportements suicidaires pour trouver d’autres modes de survie et s’efforcer de prospérer. D’où leur recyclage en creuseurs de minerais, en exploitants de bois, en braconniers dans les parcs de Virunga et de Kahuzi-Biega, en bandes armées incontrôlées semant la terreur dans la région. Ce comportement n’a cessé de fournir des prétextes au Rwanda de fomenter de nouvelles rébellions, pour intervenir directement sur le sol congolais.
Dans ce contexte, les armées rwandaises, tutsi et hutu, n’ont cessé d’avoir maille à partir avec les résistants congolais, les Mayi-Mayi. Ils étaient, au départ, de simples résistants, luttant contre l’envahissement du territoire congolais et tiraient leur stratégie, comme leur appellation, des rebelles mulelistes des années 60 qui criaient « Mulele Mayi » pour se protéger contre les balles ennemies devenant prétendument liquide (mayi). La même pratique avait ressurgi en 1996. Les Mayi-Mayi se considéraient comme des groupes d’auto-défense contre l’arrivée des troupes rwando-ougandaises. Car, malgré leur origine diversifiée en conformité avec la pluralité des ethnies de la région, ils avaient un objectif commun : la protection des terres et la lutte contre la « balkanisation » du Congo. L’enjeu était de taille car les « envahisseurs » burundais, rwandais et ougandais prétendaient aussi lutter pour reprendre le contrôle des zones qui auraient fait partie, d’après eux, de leurs royaumes ancestraux[8]. Certains leaders politiques et scientifiques n’hésitaient pas à avancer des propositions de révision de la cartographie du pays des Grands Lacs, en foulant au pied le principe sacro-saint d’intangibilité des frontières héritées de la colonisation, adopté en 1964 par l’Organisation de l’Unité Africaine (OUA)
Cette motivation initiale allait connaître hélas des regrettables mutations. Lors des négociations de Sun City, en effet, les Mayi-Mayi furent autour de la table comme mouvement unique coordonné par un chef de guerre. La participation au partage des postes politiques et militaires a eu pour effet pervers d’accréditer la conviction que l’identité de Mayi Mayi était une voie d’ascension politique, militaire et sociale. C’est alors que les politiciens du Kivu s’y connectèrent pour conforter leurs positions. La ruée des leaders locaux (politiciens, militaires, commerçants) vers les groupes armés eut un effet dévastateur pour le mouvement Mayi- Mayi dont l’émiettement fut consacré en une myriade de groupuscules[9] incontrôlables et souvent antagonistes entre eux.
Au cours de cette même époque, l’Ituri a connu la plus forte augmentation de violence, enracinée qu’elle était dans un conflit historique et une contestation profonde au sujet de la terre, de l’identitaire et du pouvoir local. Cette grande région avait été en proie à de grandes hostilités lors de la guerre mondiale africaine, lorsque les groupes armés locaux tels que l’UPC (Union des Patriotes Congolais), le FNI (Front Nationaliste et Intégrationniste) et la FRPI (Force de Résistance Patriotique de l’Ituri) s’affrontaient sous l’impulsion des gouvernements de Kigali, de Kampala et de Kinshasa).
Entretemps, l’ancienne rébellion ougandaise, Allied Democratic Forces (ADF), née d’un conflit au sein de la communauté musulmane d’ouganda, s’était transformée en un mouvement islamiste basée au Congo après sa fusion avec l’armée nationale de libération de l’Ouganda (NALU, national army of liberation of Uganda), installée sur le territoire congolais depuis 1995, avec la complicité de Mobutu, pour combattre le régime de Museveni.
Cette coalition des ADF/NALU qui a fini par perdre sa connotation ougandaise par des liens tissés avec des réseaux locaux de Mayi-Mayi pour l’exploitation des minerais et des bois précieux, se radicalisa comme mouvement islamiste en 2015, à la suite de l’arrestation de Jamil Mukulu, leader des ADF et son remplacement par Musa Baluku. C’est ce dernier, pour renforcer son pouvoir à l’interne et gagner en notoriété, qui serait l’auteur des rapprochements avec l’Etat islamiste, à la base de nombreux massacres dans la région.
Au moment où ces groupes armés se démobilisaient, on assista, à partir de la fin de 2017, à l’émergence de la CODECO (Coopérative pour le Développement du Congo), une constellation de milices peu organisées dans le territoire de Djugu. En 2018 et 2019, elles s’émiettèrent dans celui de Mahagi, devenant la marque de fabrique pour plusieurs groupes semant la violence sur fonds de rivalités foncières et commerciales. L’installation dans la région, dans la suite, des Hutu rwandais, les banyabwisha, vint maximiser ce climat de violence généralisée car cette immigration demeure à l’origine de nombreuses exactions.
Ces métastases de la guerre des Grands Lacs n’ont cessé de mettre à nu l’impuissance des interventions de l’ONU par ses Casques bleus. La Mission de l’Organisation des Nations-Unies au Congo (MONUC), fut créée en juillet 2010 par la Résolution 1279 du 30 novembre 1999 du Conseil de Sécurité, avec pour objectif de ramener la paix et de limiter les pertes humaines parmi les populations civiles. Bien que cette mission ait réussi en 2013, grâce à sa Brigade d’intervention, à contraindre le M23 à déposer les armes, son bilan fut jugé fort mitigé, au regard de son budget colossal et de son personnel pléthorique. La situation demeura inchangée après 2018, quand sa mission fut doublée de celle de stabiliser la situation globale de la RDC. C’est ainsi que la MONUC devint MONUSCO (Mission de l’Organisation des Nations-Unies pour la Stabilisation du Congo). Malgré cette mutation, le résultat ne fut pas plus encourageant car il provoqua plusieurs frustrations. Ces forces onusiennes passent pour avoir été d’une passivité excessive après plus de vingt ans de présence au Congo. Il n’est pas donc étonnant que les populations congolaises puissent réclamer à cor et à cri leurs départs.
3.La République Démocratique du Congo : hier et demain
3.1. De la lutte pour l’alternance politique
En 2016, Joseph Kabila arrivait au terme de son second mandat. Neuf ans plus tôt, le 17 juin 2007, quelques mois après la prestation de serments qui a suivi sa première élection, le jeune président avait fait une terrible promesse : « Joseph Kabila n’est pas comme les autres. J’ai donné ma parole d’honneur en promulguant cette Constitution. Je n’y toucherai pas ! » Cet engagement voulait conforter une disposition constitutionnelle particulière : l’Article 220 précisait : « La réforme républicaine de l’Etat, le principe du suffrage universel, la forme représentative du Gouvernement, le nombre et la durée des mandats du Président de la République, l’indépendance du pouvoir judiciaire, le pluralisme politique et syndical, ne peuvent faire l’objet d’aucune révision constitutionnelle ». Ce verrouillage était renforcé par le contenu de l’Article 64 : « Tout Congolais a le devoir de faire échec à tout individu u groupe d’individus qui prend le pouvoir par la force ou qui l’exerce en violations des dispositions de la présente Constitution. »
Les choses changèrent dans la suite. Déjà avant les élections de 2011, quelques dispositions constitutionnelles furent modifiées[10], notamment pour que l’élection présidentielle soit à un seul tour au lieu de deux, pour éviter que Kabila se retrouve dans un duel final avec un autre concurrent. Histoire de ne pas rééditer l’expérience malheureuse avec Bemba Gombo. Dans la suite, ayant acquis un insatiable appétit de l’affairisme, particulièrement dans les secteurs minier, foncier et immobilier, Joseph Kabila eut plus de mal à respecter la parole donnée et les bonnes intentions initiales. Ainsi donc, contrairement à toute attente, à l’approche de la date fatidique de 2016, on assista à l’accumulation de plusieurs tentatives pour s’octroyer un autre mandat, de droit ou de fait.
On commença par la tentative de révision de la Constitution et d’organisation d’un referendum ; puis, on décida de l’exclusion du cartel de la majorité présidentielle des voix discordantes opposées à l’option d’un troisième mandat ; enfin, on mit en application la clause constitutionnelle de la démultiplication des provinces, jamais appliquée jusque-là, pour retarder les échéances électorales et rendre plus aisées les possibles manipulations. On alla jusqu’à proposer un recensement préalable de la population, toujours dans l’objectif de retarder les élections[11].
La mise en œuvre de cette stratégie démarra en 1913 par les premiers débats sur le terrain juridique. L’état-Major du Parti du Peuple pour la Reconstruction et la Démocratie (PPRD), son parti politique, prétendait que toute disposition de la Constitution était perméable à la révision. « Réviser la Constitution, c’est en réaliser la respecter… ! » Figer la limitation des mandats présidentiels serait une forme … « de confiscation de la souveraineté par des élites alors qu’aucune fraction du peuple ni aucun individu ne peut s’en attribuer l’exercice »[12].
Le débat dégénéra en conflit ouvert au sein du cartel de la majorité présidentielle, quand le Mouvement Social pour le Renouveau (MSR) de Pierre Lumbi, deuxième parti de cette majorité présidentielle et quelques autres formations politiques, s’opposèrent à cette option dite du « glissement ». Ces partis modérés furent exclus de la plate-forme présidentielle et devinrent les alliés objectifs non seulement des partis d’opposition (UDPS et alliés), mais aussi des mouvements citoyens et des militants des droits de l’homme, tous inscrits dans le courant « d’opposition à un troisième mandat ».
Un dialogue national s’avéra nécessaire. Ses travaux démarrèrent en septembre 2016 ; son pilotage fut confié par l’Union Africaine au togolais Edem Kodjo. Mais l’opposition qui s’était constituée depuis juin 2016, en Rassemblement des Forces Acquises au Changement, autour d’Etienne Tshisekedi et Moïse Katumbi, refusa d’y prendre part, accusant le facilitateur de l’Union Africaine de partialité.
Prenant le relai de cette initiative avortée, la Conférence Episcopale Nationale du Congo (CENCO), le regroupement des quarante-sept archevêques et évêques catholiques du Congo, prit sur elle l’organisation de la mission des bons offices. Cette ultime concertation aboutit, le 31 décembre 2016, à l’Accord politique global et inclusif du Centre interdiocésain de Kinshasa, communément appelé Accord de la Saint-Sylvestre, qui adopta le principe de la prolongation du mandat de Kabila d’une année qui devait être gérée par un gouvernement de coalition. Mais les négociations pour la mise en place des animateurs des structures issues de cet Accord, et qui devaient faire l’objet d’un arrangement particulier, furent plus que laborieuses ; l’opposition ayant perdu, dans l’entre-temps, son principal leader, par la disparition d’Etienne Tshisekedi le 15 janvier 2017, à Bruxelles.
La société civile prit sur elle la relève du combat. Le Comité Laïc de Coordination (CLC), qui en 1992, avait réussi à déverrouiller les travaux de la conférence nationale souveraine bloqués unilatéralement par le Premier ministre Nguz a Karl i Bond, renoua avec la tradition de mobilisation des chrétiens, en vue des marches de protestation. Entrainant dans leur sillage les militants des partis politiques d’opposition et activistes des mouvements citoyens, notamment Lucha et Filimbi, les chrétiens furent dans la rue, au sortir des messes de dimanche, le 31 décembre 2017, le 21 janvier et le 25 février 2018. On déplora une quinzaine de manifestants tués par balle, notamment l’aspirante religieuse Thérèse Kapangala et l’activiste Rossy Mukendi.
Joseph Kabila, à la tête de la vaste coalition électorale, qu’il avait constitué en juillet 2018, le Front Commun pour le Congo (FCC) finit par se décider de désigner un autre candidat à sa succession, en la personne d’Emmanuel Ramazani Shadar. Les principaux leaders de l’opposition, comme Moïse Katumbi, Jean-Pierre Bemba ou Adolphe Muzitu, dont les candidatures furent invalidées, se mirent d’accord pour désigner un seul candidat commun de l’opposition à cette élection présidentielle à un seul tour. A Genève, ils créent la plateforme Lamuka (réveille-toi !) et choisissent Martin Fayulu Madidi comme candidat commun. Mais la base de l’UDPS contesta ce choix. Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo, président de l’UDPS, avec l’Union pour la Nation (UN) de Vital Kamerhe, forma une autre plateforme, Cap pour le Changement (CACH) qui le désigna comme candidat de l’opposition. A l’issue du scrutin du 31 décembre 2019, il fut déclaré vainqueur et fut investi, le 24 janvier 2019, comme président de la République.
3.2. Le mandat présidentiel de Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo
Le mandat de Félix-Antoine Tshisekedi Tshilombo démarra avec le grand handicap d’être le produit d’une CENI instrumentalisée par le régime de Kabila avec lequel il signa un accord de partenariat. En revanche, le nom « Tshisekedi » constituait aux yeux de la population un héritage riche qui rattachait le nouvel homme fort à un patrimoine reconnu par tous comme l’incarnation de la longue lutte pour la démocratie depuis les années Mobutu[13].
Dans son discours d’investiture, le 24 janvier 2019, le nouveau président se réclama précisément de cet héritage. Il prôna la réconciliation nationale, promit d’instaurer un véritable de droit et s’engagea à avoir pour ligne de conduite, le mot d’ordre de son père : le peuple d’abord !
Sur cette lancée, il instaura la politique de gratuité de l’enseignement élémentaire, initia un ambitieux programme de couverture de santé universelle et envisagea la promotion sociale du monde rural par un programme de développement des 145 territoires de la République. Sur le plan international, Félix Tshisekedi préconisa une diplomatie d’ouverture au monde et de concorde avec les Etats voisins, pour réinscrire la RDC dans l’agenda de la vie internationale. Effectivement, en 2021, il devint le Président en exercice de l’Union Africaine et, en 2022, celui de la Communauté Economique des Etats d’Afrique centrale (CEEAC) et de la SADC, la Communauté de Développement d’Afrique Australe.
Mais les difficultés de tout genre ne tardèrent pas d’être au rendez-vous. Dès le départ, son programme dit des cent jours, conçu comme prélude à sa politique sociale, ne put être finalisé, comme prévu ; la mauvaise gestion qui l’accompagna aboutit à la défenestration du directeur de cabinet et partenaire politique, Vital Kamerhe dont le procès radiodiffusé aboutit à son arrestation. Cette situation alerta l’opinion sur la persistance du règne de la corruption dans la gestion des biens publics.
Sur le plan politique, l’accord de coalition CACH et FCC, qui constituait le socle du régime, s’avéra rapidement être contre-nature, puisqu’il empêchait le nouveau pouvoir d’avoir des coudées franches dans ses initiatives. Ce qui le contraignit à y mettre fin pour créer sa propre plateforme politique qui prit la dénomination de l’Union Sacrée pour la Nation. Le FCC n’eut pas d’autres choix que de devenir une nouvelle force d’opposition, mais distincte de celle de Lamuka de Martin Fayulu Madidi.
Sur le plan régional, la réconciliation avec le Rwanda de Paul Kagamé fut de très courte durée. L’hostilité fut à nouveau au rendez-vous, avec la résurgence du mouvement rebelle du M23. En juin 2022, cette rébellion, vaincue en 2013, réapparut et s’empara militairement de la ville de Bunagana, à la frontière de l’Ouganda. A quelques encablures des élections de 2023, la RDC se retrouverait, une fois de plus, à l’approche d’une nouvelle guerre avec le Rwanda, si la diplomatie régionale n’arrivait pas à éloigner cette perspective.
3.3. Demain, la République Démocratique du Congo… !
A la traversée du millénaire, l’évolution du Congo semble ainsi vouée à une sorte de marche sur place interminable. On continuerait à tourner en rond, « comme dans un rond-point », suivant le mot du chanteur Koffi Olomidé. Mais on aurait tort de considérer cette situation comme définitive, comme si elle serait le produit d’une étrange fatalité. Il importe de sortir du piège d’un tel défaitisme qui condamnerait l’observateur à une sorte de cécité.
La situation actuelle dissimule en réalité une victoire que le regard du dehors perçoit plus lucidement que le regard du dedans. Je n’en veux pour preuve que ce propos récent de Jean Ziegler : « J’éprouve pour la nation congolaise une admiration profonde. Elle n’a pas sombré sous le coup des prédateurs étrangers et des corrompus autochtones. Dans les pires souffrances, elle est restée debout, a conservé son unité et préservé sa dignité… ! »[14]
Au cours de ces vingt dernières, en effet, les Congolais ont continué à vivre avec courage le long calvaire de l’histoire de prédation mondiale. Une tragédie qui leur colle à la peau depuis l’ère léopoldienne marquant l’émergence de cet Etat, jusqu’à la veille de ces élections de 2023. Cette histoire de pillage, avec ses sombres conséquences, s’est étalée de la sorte, de manière continue, mais quelquefois interrompue par des moments d’éclaircie, comme le début des années cinquante et les perspectives ouvertes par le plan décennal de 1949, l’avènement de l’indépendance, la quiétude de la fin des années 60 interrompue par la politique de zaïrianisation, les retombées des accords de Sun City, etc. Autant de signaux qui démontrent que la désespérance congolaise serait encore et toujours vincible.
Dans cette longue histoire, deux périodes semblent présenter une similarité étonnante : d’une part, la fin du dix-neuvième siècle et le début du vingtième, et d’autre part la fin du deuxième millénaire et le début du troisième. La première a été l’âge d’or du caoutchouc congolais et la deuxième, celui de son coltan et autres minerais stratégiques. Les deux moments sont ceux du déferlement des violences hors normes[15]. La région martyre, victime des ressources caoutchoutières avait été naguère l’espace forestier de la Cuvette centrale, particulièrement, le Maindombe et le sud-Equateur. De nos jours, la partie martyre se situe dans l’Est du pays, en Ituri et dans les Kivus. Après l’ère du « caoutchouc rouge » de Edmund Dene Morel, voici celui du « coltan rouge », pour demeurer dans cette métaphore si bien significative[16].
Ainsi, de tout temps, le Congo n’a cessé de subir la « malédiction des ressources naturelles » en tant que victime des agendas de pillage multiples et diversifiés. Pour ses voisins de l’Est (Burundi, Ouganda et surtout le Rwanda), il constitue le terrain tout indiqué d’expansion et de captation de nouveaux espaces dont leurs populations ont cruellement besoin. Pour les sociétés multinationales du lointain (Amérique du Nord, l’Europe Occidentale et Orientale, l’Inde et la Chine), il représente une source inépuisable de matières premières au moindre coût. La proximité des zones d’approvisionnement (Ituri, Nord et Sud-Kivu, Tanganyika) des ports de l’océan indien serait la cause essentielle du recrutement des intermédiaires dans l’Afrique de l’Est, particulièrement dans les pays des Grands Lacs qui cumulent ainsi les bénéfices des rentes minières et ceux, souhaités, d’expropriations foncières.
Face à cette conjoncture particulière et récurrente, la résistance congolaise a toute son importante. Elle doit d’abord être reconnue et célébrée, comme on l’a dit. Mais, elle doit surtout susciter la conscience de n’être qu’une étape. Car, si l’on s’efforce de survivre au présent, c’est pour vivre le lendemain. Puisque le Congo existe et subsiste, il lui faut envisager son futur, en s’efforçant de transformer ses richesses virtuelles en richesses réelles. Autrement dit, il importe donc que ses immenses ressources du sol et du sous-sol cessent d’être la cause d’une « malédiction » pour devenir celle d’une réelle « bénédiction ».
Pour que l’appartenance à la nation congolaise soit vécue résolument comme une chance, il importe donc que les Congolais s’astreignent à la réalisation de deux tâches essentielles et urgentes. La première revient à se doter d’une nouvelle gouvernance, à la lumière des difficultés et des incohérences vécues au cours des soixante ans d’indépendance. La politique ultra-centralisée, héritage de la gestion coloniale qui a été confirmée par la doctrine nationaliste-lumumbiste au moment où la Belgique prônait un changement opportuniste par le régime de la Loi Fondamentale, semble avoir atteint ses limites. A plus d’un demi-siècle des conclusions de la Conférence de la Table-Ronde politique de Bruxelles, les Congolais devraient s’émanciper de la trop grande frayeur de la balkanisation de leur pays pour se convaincre que la fédération n’est pas synonyme de l’émiettement d’une nation, mais un autre mode de gestion de l’unité nationale, sans doute plus adapté à leur situation actuelle.
A cause de cette confusion, alimentée par les expériences malheureuses de rébellions-sécessions, la politique de la décentralisation, amorcée dès les années 80 par Mobutu et confirmée par la Constitution de 2016, n’a jamais réussi à atteindre une étape décisive. Pourtant, chaque fois que les Congolais se sont mis ensemble pour se doter, par eux-mêmes, d’une Constitution, comme en 1964 à Kananga ou en 1992 à Kinshasa lors de la Conférence Nationale Souveraine, ils ont toujours opté pour un régime fédéral. Ce mode d’organisation, fondé sur une réelle décentralisation, serait de nature à permettre de libérer les créativités régionales dans tous les domaines. C’est en administrant et en gérant de manière efficiente l’ensemble de l’espace national, de manière démocratique, respectueuse des libertés publiques et du principe de l’égalité de chance, qu’il sera possible d’accélérer la croissance.
Par ailleurs, le régime fédéral est le seul qui se prêterait à faciliter le regroupement régional par des politiques d’intégration future, notamment avec le Congo/Brazzaville avec lequel on partage la même identité, ou encore, avec le Rwanda-Burundi avec lequel on a connu le même vécu colonial. En effet, le « retour » aux frontières du « Congo (belge) Rwanda-Urundi » apparaît de plus en plus comme la solution ultime pour mettre un terme aux conflits multiples et multiformes de la région des Grands Lacs, à la condition que les plaies du passé soient réellement cicatrisées.
En attendant, les Congolais doivent se mettre au travail et produire de réelles richesses par la mise en valeur de leurs immenses ressources naturelles. Cette exigence est l’autre urgence qui s’impose. Les Congolais ne peuvent pas manquer de relever le grand défi qui leur incombe de moderniser leur pays et d’assurer le relèvement rapide de leur propre niveau de vie, au vu de leurs ressources multiples et l’importance de leur capital humain dont l’ingéniosité est reconnue par tous, y compris dans le domaine militaire, comme démontré lors des deux dernières guerres mondiales.
L’invention d’un « nouveau Congo » est donc un impératif pour l’intérêt de l’Afrique et du monde.
[1] Willame, J.C., L’Accord de Lusaka. Chronique d’une négociation internationale, Tervuren-Paris, Institut Africain-l’Harmattan, 2002, Cahiers africains n°51-52.
[2] Bouvier, M.P., (en collaboration avec F. Bomboko), Le dialogue intercongolais : anatomie d’une négociation à la lisière du chaos, Tervuren-Paris, Institut Africain-l’Harmattan, 2004, Cahiers Africains n°63-64.
[3] Ndaywel è Nziem, I., Nouvelle histoire du Congo : des origines à la République Démocratique, Bruxelles-Kinshasa, Le Cri- Buku, 2012, pp. 630-644
[4] Ndaywel è Nziem, I., « Le Congo dans l’Afrique des Grands Lacs : lecture d’une trajectoire postcoloniale à l’épreuve de multiples tragédies », Congo-Afrique, octobre 2020, 548, pp. 905-939.
[5] Pourtier, R., « Ressources naturelles et conflits en Afrique subsaharienne », Bulletin de l’Association des Géographes français, 2012, pp. 34-53 ; « Les enjeux miniers de la guerre du Kivu », Giblin, B., éd., Les Conflits dans le monde : approche géographique, Paris, Armand Colin, 2011, pp. 235- 247.
[6] Minani Bihuzo, R., Les défis de la construction de la paix en RDC et l’engagement de l’Eglise, de 2003 à 2013, Paris, Thèse de doctorat, Institut Catholique de Paris, 2020, pp. 117-125.
[7] Le Docteur Denis Mukwege, à la tête de son hôpital de Panzi près de Bukavu, où il a été témoin de tant d’atrocités liés au viol et d’autres actes de cruauté humaine, s’est fait le devoir de dénoncer cette injustice internationale. Prix Nobel de la Paix en 2018, il poursuit sa croisade pour la prise en compte des conclusions de ce rapport accablant, convaincu qu’il ne peut y avoir de paix sans justice.
[8] Ndaywel è Nziem, I., « Les vérités difficiles de l’histoire contemporaine des Grands Lacs », Afrique Contemporaine, 273, 2022, 1, pp.9-28
[9] En 2020, on en dénombrait 11 en Ituri, 54 au Nord-Kivu, 121 au Sud-Kivu et au Tanganyika (cf., « Cartographie des groupes armés dans l’Est du Congo », Congo Research Group, février 2021)
[10] La Constitution du 18 février 2006 fut modifiée par la Loi n°11/002 du 20 janvier 2011 portant révision de certains de ses articles.
[11] Ndaywel è Nziem, I., Le Congo dans l’ouragan de l’histoire, Paris, l’Harmattan, 2021, pp. 162-166.
[12] Boshab, E., Entre la révision de la Constitution et l’inanition de la Nation, Bruxelles, Larcier, 2013, pp. 350-351.
[13] Ilunga Mpunga, D., Félix Tshisekedi : le rêve de son père ?, Kinshasa, rehoboth, 2021.
[14] Préface de Jean Ziegler à l’ouvrage de Ludo De Witte, L’ascension de Mobutu : comment la Belgique et les USA ont installé une dictature, Bruxelles, Investig’Action, 2017, p. 11.
[15] Ndaywel è Nziem, I., L’invention du Congo Contemporain : Traditions, mémoires, modernités, Paris, l’Harmattan, 2016, tome 1, pp. 141-172.
[16] Ndaywel è Nziem, I., « Le passé colonial dans le rétroviseur congolais : du caoutchouc rouge au coltan rouge », Goddeeris, I., Lauro A. , Vantemsche G., éds., Le Congo colonial : une histoire en questions, Waterloo, la Renaissance du Livre, pp. 413-429.