Section 2.-1950-1970 : de la naissance d’orchestres modernes et d’écoles musicales à l’Olympia de Rochereau

Léon Tsambu

Dans Histoire de la musique populaire urbaine congolaise, Pages 19-28 (Bokundoli)

Section 2.-1950-1970 : de la naissance d’orchestres modernes et d’écoles musicales à l’Olympia de Rochereau

A la suite de l’installation et de l’essaimage des studios d’enregistrement, la musique congolaise au départ de Léopoldville s’urbanisait à travers l’usage d’une technologie moderne, des instruments européens, et l’imposition d’un format de minutage strict du disque avoisinant trois minutes ; mais aussi, conséquemment, par son entrée à l’ère de l’industrialisation et de la commercialisation mondiale. Dès lors, des écuries se sont formées, autour des labels  d’affiliation dont les luttes de concurrence se dénouent parfois à la fin  des procès judiciaires. C’est ainsi que Kina de Benetar finit par devenir Opika Pende sur proposition de Camille Yambi, laissant à Nicolas Jeronimidis le nom complet de Kina Ngoma pour son label[1]. Une autre forme de  compétition s’engageait entre les labels sous l’impulsion des patrons de ces maisons de disque qui procuraient, par exemple, des scooters Lambrettas contre les Vespas des rivaux. So[concludes Edo Ganga,] when we would all meet up, everyone would be there, varoom, varoom. It was fabulous, fabulous competition[2]

Si bien avant la formalisation capitalistique personne ne pratiquait que la musique, l’autonomisation de cette activité est à l’origine du premier orchestre professionnel et moderne des variétés : l’African Jazz. « Pour la première fois, on joue de la musique typique improvisée, sans plus se préoccuper des partitions comme à l’époque du groupe Odéon[3]».  L’orchestre va être créé par Joseph-Athanase Kabasele Tshamala wa Nkongolo wa Bena Dipumba, dit « Kallé Jeff ». Préchantre dans la chorale de l’école Sainte-Anne,  Joseph Kabasele  débute sa carrière en 1949 au sein du groupe de la chaîne de radiodiffusion  « OTC, la Voix de la Concorde »  de Georges Doula (guitariste), Albert Yamba Yamba « Kabondo », Marcellin Laboga. Cela, quelque temps après un renvoi collectif de sa classe à l’Ecole moyenne Saint-Raphaël (Ecomoraph) à cause d’une propension ostentatoire à la  lubricité[4], et après avoir erré comme sténodactylo dans plusieurs entreprises de la place dont Nogueira. Le groupe évolue  sous le label  Opika qui emploie en même temps une superstar de l’époque, le fougueux guitariste Zacharie Elenga dit « Jhimmy à la  hawaïenne », de père congolais (Brazzaville) et de mère centrafricaine, amateur de drogue, jouant des cordes de sa guitare et de sa bouche,  et sous la férule de qui se construit aussi, entre 1951-1952, la culture et l’expertise musicales de  Kabasele. Paul Mwanga (d’origine angolaise), Tino Baroza (Emmanuel-Antoine Tshilumba wa Baloji), Fud Candrix, Albert Taumani, Augustin Moniania « Roitelet », François Boyimbo « Gobi de la France »  participent à l’enregistrement des succès de ce dernier tels « Onduruwe », «  Maboko likolo » (Haut les mains), « Na kombo ya Jimmy, putulu emata» ‘Au nom de Jimmy que la cendre monte), etc. qui viennent  éclipser   peu à peu « Marie-Louise » de Bowane-Wendo et les stars de San Salvador (d’origine angolaise).

Fort des accointances  artistiques accumulées grâce à l’agrégation de talents au sein de l’écurie Opika, Kallé Jeff, qui a amassé du capital social et artistique élevé, crée avec certains d’entre eux en 1951, mais officiellement en 1953, l’African Jazz, au lieu d’Opika Jazz. L’orchestre aligne Kallé Jeff ( chant), Roitelet Moniana, Tino Baroza, Masta Zamba (guitares), Charles Mwamba « Déchaud » (rythmique), Taumani, Brazzos (basses), Dominique Kuntima Willy Mbembe, Menga Ando (trompettes), Diavulu Baskis, Roger Izeidi (maracas), le Belge Fud Candrix (saxo) –dont le vide créé après son retour au pays d’origine est comblé en 1954 par le Sud-Rhodésien  Isaac Musekiwa. African Jazz va  briller de mille étoiles sous l’oriflamme de son label. Car, comme le dit si bien Mfumu Fylla, Gabriel Moussa Benatar, naturalisé Congolais, distingué par ses grosses limousines, est «  partisan du  star- system » (déjà inauguré par Jhimmy chevauchant une moto Norton) en entourant Kallé des virtuoses comme Gilbert Warnant (claviers) en 1951, et plus tard  Fud Candrix , et de divers talents locaux.  Kallé  dont le répertoire est en lingala, en français, et en anglais grâce à Isaac Musekiwa, et plus tard à Gary Stewart, « est plébiscité poète des demoiselles et des dames aux cœurs sensibles (sic). Tout le monde, c’est-à-dire la petite bourgeoisie de l’époque, s’éprend de sa voix »[5].

Par ailleurs, transfuge de la maison Ngoma, Henri Bowane devient en 1951 chef des studios Loningisa. Il est d’office à la tête du groupe d’accompagnement permanent qui, élargi en 1955 et devenu l’orchestre Loningisa ya Papadimitriou (Lopadi) ou Bana Loningisa, donne son concert inaugural au bar Quist Cosmopolite. Entre 1955-1956, Lopadi, devenu à la fin du contrat O.K. Jazz (vendredi 6 juin 1956) –plutôt que Conga Jazz– depuis le bar Home des mulâtres (réservé aux métis et situé à la lisière de la ville blanche et de la cité noire de Léopoldville) et non à Chez Cassien, devenu après O.K. bar, propriété de Cassien Germain Gaston, lui-même métis,  qui ne portera le nom d’Oscar Kashama qu’en 1960 après l’indépendance. C’est pour autant dire qu’il n’avait pas cédé les initiales de son nom à la dénomination de l’orchestre, mais plutôt celles de son bar où se produisaient les Bana Loningisa. OK Jazz aura pour cofondateurs six artistes congolais dont, d’une part trois Kinois :   Luambo « Franco » (guitare), Lando « Rossignol » (chant) Moniania « Roitelet » (basse) ; et, d’autre part, trois Brazzavillois : Jean-Serge Essous (clarinette, chef d’orchestre), Loubelo « De la Lune » (guitare rythmique, puis bassiste) et Pandi (tumbas). Ils seront rejoints au bout de quelques mois par  Vicky Longomba[6] ; et naturellement par les autres compatriotes de deux rives  Saturnin Pandy (congas), Isidore Diaboua « Lièvre » (flûte), Nicolas Bosuma « Desouin » … C’est ainsi qu’en 1957, le débauchage  de certains d’entre eux (Essous, Rossignol, Roitelet …) par Bowane (parti en 1956 avant la création d’O.K. Jazz) au profit du label Esengo pour  former Rock’a Mambo sera compensé par  l’arrivée, d’une part des nouveaux membres dont Edo Ganga (chant), Nino Malapet (saxophone) et Célestin Kouka (maracas), venus du groupe  Negro Jazz qui a fourni la plupart des Brazzavillois de Lopadi, et d’autre part de Vicky Longomba.

Au cours de ces années 1940 – 1950, la citadinité de la ville africaine de Léopoldville reste symbolisée par la commune de Kinshasa. Au sujet de cette cité-mère, Yoka Lye Mudaba dit ce qui suit :

[…] Kinshasa […], véritable Matonge avant Matonge, avec son « ambiance » de bars prestigieux : [ciné] Astra, Ma Cauley, Kongo Bar, Amouzou Bar, Quist, etc., avec des  » sherifs « , des  » Indou-Bills », des  » Indiens-Ya Mayi  » sortis des rêves lointains du Far-West, héros à la limite du Don Quichotte, du Luck et de Superman ! Mais également avec sa pépinière de jeunes « élégances « : des artistes en herbe, des Mama-Miziki, des idoles de stades, des jeunes  » clercs « , etc.[7]

Vers la fin des années 1950, les bills  qui parlent hindoubill, créent des chansons qui leur ressemblent, règnent dans les rues. Ces Yankees ou Westerns léopoldvillois  ont pour « ranch » les nganda et pour cheval la bicyclette.  La commune de Kinshasa, qui a donné son nom à la ville, est donc en ce temps-là Beverly Hills ou Las Vegas à la kinoise. Les Kallé Jeff y ont installé leurs pénates et l’African Jazz tient ses séances de répétition au 122, rue Kitega. L’O.K. Jazz est né dans le « Lieu Saint[8] »  d’O.K. bar dans la même cité. La proximité de cette dernière vis-à-vis du parc De Bock, panthéon des manifestations culturelles et artistiques de la capitale, lui conférait davantage du prestige sur le reste de la cité noire coloniale. Mais il se masque derrière toute cette « magnificence » citadine le parfum suspect d’un foyer de la délinquance violente ou douce et de la marginalité urbaine. Cela à cause de la caractéristique même de la ville marquée par l’anonymat, la culture de la violence véhiculée par les films Western qui ne manquent pas de fasciner une jeunesse désœuvrée, victime d’une économie capitaliste coloniale exclusive vis-à-vis de ceux qui n’intègrent pas les normes minimales de la vie urbaine : un capital scolaire, un emploi, un habitat, un foyer (aux sens premier et/ou second du terme). Entre-temps, la population de la cité noire de Léopoldville est passée de 190.912 en 1950 à 290.377 en 1955[9].

Par ailleurs, dans l’histoire de la musique populaire  congolo-kinois, faisant parler Edo Ganga, Gary Stewart note  des mouvements incessants d’artistes d’une bande à une autre et la naissance des plusieurs nouvelles bandes, mais aussi des  luttes acharnées  de suprématie entre African Jazz et O.K. Jazz, des luttes de classement entre Beguen Band, Rock’a Mambo et les autres groupes modernes[10]. Néanmoins, la forte émulation suscitée entre African Jazz et O.K. Jazz a conduit à  la formation  des deux écoles diamétralement opposées qui désormais vont orienter la structuration artistico-idéologique de l’espace musical congolo-kinois:  l’école progressiste ou intellectualiste initiée par Joseph Kabasele (l’African Jazz), fort de son guitariste au talent d’exception et surnommé à juste titre « Docteur Nico », ouverte aux courants musicaux extérieurs comme la rumba afro-cubaine et le lyrisme de Tino Rossi. Puis l’école traditionaliste ou populiste d’O.K. Jazz où s’est imposé  François Luambo dit Franco. La lutte de leadership fut rude entre les deux icônes dominantes.

La rumba de O.K. Jazz, construite  sur des textes qui utilisent en plus l’argot  kinois, avec des termes tels « ba petits mbongo » séduit la multitude qui retrouve en elle les accents du terroir. Ladite rumba fait un tabac dans les bars de Kinshasa  d’autant qu’elle est soutenue par les déhanchements des petites demoiselles aux jupes  courtes : « les petits mbongo ».

Pour la première fois, Kallé sent passer le boulet tandis que son orchestre commence à perdre du terrain. La situation s’aggrave avec la faillite, en 1957, de la Maison Opika qui abandonne toutes ses activités liées à l’édition musicale. La même année, Kallé rejoint la maison Esengo grâce à l’entregent de Essous Jean Serge[11].

Des clubs de fans soutiennent l’O.K. Jazz  à sa création : l’Association des gentlemen sélectionnés(Ages) et la Mode. Kallé de son côté avait ses supporters : la Nova (hommes), la Pause, la Violette (Brazzaville). Ce sont toutes des sociétés d’élégance. Certaines compositions de Kallé, en l’occurrence « Lolita » (Gérard Bitsindou)  lui ont même été cédées par le Club Kallé de Brazzaville qui comptait parmi ses membres Sylvain Bemba[12]. La lutte d’écoles resta hargneuse pourtant et survivra à la mort de Kabasele. Son  héritier spirituel, Pascal Tabu Rochereau, continuera la guerre – qu’il a provoquée en débauchant d’O.K. Jazz début 1965 le chanteur Jean Mosi Kwamy[13]– avec Franco qui pourtant admirait son savoir-faire au point d’avoir intégré beaucoup d’éléments de la ligne fiesta (style d’African Jazz) dans son groupe. Rochereau lui-même en témoigne en ces termes :

De fil en aiguille et d’année en année, Luambo Franco, dans son style de musique très simplifié et surtout par la pertinence des thèmes très populistes qu’il traitait dans la plupart de ses chansons, s’était très vite hissé au podium à côté de Kallé Jeef. Son école fit également mouche pendant au moins deux décennies.

Mais, en dépit d’une certaine originalité de son style, Maître Franco admirait – de manière secrète– le style Afrisa (incarnation et perfection du style African Jazz). Il l’adopta même, puisqu’il embaucha coup sur coup, dans les années 1970 et 1980, de nombreux musiciens formés par Rochereau. Ces rescapés de l’écurie Afrisa, véritables têtes couronnées, vinrent meubler la musique de Franco, ne contribuant pas à sauvegarder la continuité du style OK Jazz (et ce n’est pas Simaro qui dirait le contraire). Parmi ces transfuges de l’Afrisa qui sont allés enrichir l’OK Jazz, citons Ndombe Opetun, Sam Mangwana, Mavatiku Michelino, Empompo Loway, Kiesse Diambu, Yondo Niota …[14]

En 1960 intervient le départ des Brazzavillois (Essous, Nino Malapet, Pandy…). Antonopoulos ravit son équipement au groupe Rock-à-Mambo dont quelques transfuges, sous la conduite de Honoré Liengo, créèrent Nova Boys… Et apparaîtra plus tard Surprise Rock-à-Mambo, sous le leadership de Philippe Lando Rossignol après avoir de nouveau faussé compagnie à Bowane (Trio BEROS). Voilà ainsi jetés les jalons de la logique factionnaliste qui va guider le développement des groupes musicaux modernes à Kinshasa. Une preuve de plus de cette scissiparité vient d’African Jazz dont le patron roule en Cadillac.  La même année, l’orchestre  de Joseph Kabasele déjà divisé autour de l’argent est invité à la Table Ronde de Bruxelles. C’est plutôt un groupe hétéroclite qui se restructure opportunément autour de Kallé : Vicky Longomba et Brazzos (O.K. Jazz), Nico Kasanda, Déchaud Mwamba, Pierre Yantula (African Jazz). Le dernier cité, mineur d’âge,  ne devenait musicien que par et pour la circonstance. L’absence de Franco se fondait sur des raisons de lutte de leadership.  Sous  des prétextes  économico-artistiques, Franco en instance d’entreprendre une tournée à travers le Congo intérieur refusa l’offre de se produire à Bruxelles en marge de la Table ronde. La prestigieuse prestation donna à l’Afrique ce qui a été hissé au rang d’hymne des indépendances africaines : « Indépendance cha cha », gravé sur le même disque que la chanson « Table ronde », toutes éditées  comme d’autres œuvres  sous le label Surboum African Jazz qui fait valser Joseph Kabasele entre le champ de la chanson et le champ de l’édition. Au retour triomphal au pays, l’orchestre ramène le batteur belge Charles Hénault et un peu plus tard a suivi le saxophoniste-pianiste  camerounais Manu Dibango.

Mais trois ans plus tard, le 13 juillet,  African Jazz subit une nouvelle scission motivée par des enjeux financier et symbolique, c’est-à-dire par des questions d’argent et des divergences sur les politiques à soutenir par la chanson. Le lumumbiste Joseph Kabasele qui a déjà  eu à flirter avec la politique active au retour de la Table Ronde se voit de nouveau abandonné par Rochereau, Nicolas Kasanda, Charles Mwamba « Déchaud », Roger Izeidi Monkoy… qui s’en vont monter l’orchestre African Fiesta Vita. Mais les partants ne résisteront pas à leur tour à se fractionner, car en 1966 l’African Fiesta s’émiette en deux ailes concurrentes : African Fiesta Sukisa patronné par le guitariste Kasanda, qui détermine plus ou moins la tendance kasaïenne, et African Fiesta National « Le Peuple » ou  African Fiesta 66 de Rochereau, considéré comme l’aile de l’Ouest. Les deux ailes qui caricaturent la cartellisation politique du pays entrent en confrontation symbolique à travers des chansons telles « Toyebi nganga na bino » (Nous connaissons votre féticheur) de Nico en réplique à « Likala ya moto » (braise ardente) de Rochereau.

Entre-temps, Franco, à la faveur du nomadisme de ses coéquipiers dont les Brazzavillois, victimes d’humeurs politiciennes, restera seul maître à bord d’O.K. Jazz jusqu’à sa mort en 1989. Au milieu des interstices des deux poids lourds que sont Franco et Rochereau, qui a pris la relève de Joseph Kabasele, évoluent des groupes moyens mais qui représentent une nouvelle génération : Thu-Zaïna, Négro Succès,  Vévé, Les As, Les Maps, Bamboula, Festival des Maquisards, Vox Africa, CoBantou,  Conga 68, Conga succès, Zaïko, Diamant Bleu, Bella-Bella, Stukas, etc. En Belgique, les formations étudiantes ci-après, suivant l’ordre chronologique de création,  exercent  une influence certaine au pays: Yéyé National (Bruxelles, juillet 1964), Afro Negro (Bruxelles, septembre 1964),  Los Nickelos (Liège, 1965),  Diamant Bleu (Louvain, 1966), Ekebo (Mons, 1966), Tropical (Charleroi, 1966), Paquita (Liège, 1966),  Africana (Bruxelles, 1968).

En 1965, Mobutu a destitué Joseph Kasa-Vubu et devient président de la République. Une année après, Mobutu débaptise les noms des villes congolaises à consonance coloniale, ainsi Léopoldville devient-elle Kinshasa. Au même moment intervient le lancement de la télévision au pays qui vient contribuer à une nouvelle effervescence sur l’espace musical congolo-kinois, rendant visibles et dotant d’ubiquité les vedettes musicales[15]. Au courant des années 1970, la musique congolaise subit un autre tournant historique. D’abord avec le passage de Rochereau (qui doit son nom à l’officier français Denfert-Rochereau dont il est le seul de sa classe à connaître l’histoire de sa bravoure militaire) à l’Olympia de Paris dans la nuit du 12 au 13 décembre, avant que Bruno Coquatrix prolonge le contrat pour un mois — mais écourté à 16 prestations  pour des raisons politiques– à compter du 16 décembre. Rochereau, premier Négro-africain à monter sur la scène du mythique et prestigieux music-hall français, dérouta les pronostics négatifs de la presse de l’Hexagone.  Dans son répertoire figurait une chanson, « Fétiche », dont le texte est un poème que son ami Léopold Sédar Senghor composa pour la circonstance.  Lui quai a tiré la leçon du spectacle au passage de James Brown à Kinshasa en juin 1970 et s’est doté du sens pratique de la scène propre à Claude François escorté de ses Clodettes (danseuses). Le Seigneur Rochereau recrute alors en 1969 des danseurs (Pascal Kabemba et Dilins Kinsekwa) et des danseuses, les Rocherettes (Angélique Yeni, Marie-Claire Saîdi, Mariette MPowa dite Marietou[16], Annie Mbuli et Marie-Thérèse Yoka), introduit la batterie pop à travers son batteur Seskain Molenga et  devient alors après les shows de l’Olympia le citoyen congolais le plus adulé de la planète. Cela ne plut pas à Mobutu qui le rappela au pays après la soirée du 29 décembre[17]. « Coquatrix et Rochereau  ne comprennent rien à cette facétie présidentielle, qui ignore superbement le sens du contrat signé entre les deux hommes[18]

A noter que Tabu Ley Rochereau, qui craint la concurrence des Grands Maquisards créé le 10 octobre 1970 par Ntesa Nzitani « Dalienst », invente depuis Dakar un nouveau rythme, Soum Djoum (« Seli-Ja », « Silikani », « Mundi » et « Samba » ),  et finit par incorporer nombreux de membres de ce groupe dont  Dizzy Mandjeku, Dave Makondele[19].

Sur les traces du Seigneur, la Tigresse Abeti Masikini affronte à son tour, soit trois ans plus tard, le temple musical parisien avant de faire monter les enchères en se produisant en 1974 à Carnegie Hall à New York. C’était devant 3 000 spectateurs dont 400 ambassadeurs  de l’ONU et en présence du Secrétaire général Kurt Waldheim lui-même. Toujours en 1974, en marge du combat du siècle Ali-Foreman, la deuxième présence de James Brown à Kinshasa  lors du festival Zaïre’74 va davantage révolutionner le spectacle musical congolais. Transfuge du groupe Vévé, le Trio MADJESI, accompagné par l’orchestre Sosoliso (créé en 1972) et sous le management de Mobhe Lisuku Andya « Jhomos », fait la symbiose entre les mouvements scéniques frénétiques et vertigineux de James Brown et le jeu de ring de Mohamed Ali pour lancer sur le marché un « show  aux allures sportives, attirant des foules de spectateurs, parfois dans des stades de football[20] ».

Le succès sans précédent récolté par ce trio panafricain, attendu même à l’Olympia, va précipiter son déclin au travers d’un traquenard lui tendu par Franco alors président de l’Union des musiciens zaïrois (UMUZA). Mais Saak Saakul dira plus tard sur la télévision nationale qu’il n’y était pour rien. La vraie cause fut, semble-t-il, politique. Le Trio quémanda  de l’argent auprès du président Jean-Bedel Bokassa de la RCA où il se produisait, sous prétexte qu’il ne bénéficiait pas des largesses du président Mobutu. Mis au parfum de cette affaire par son homologue, Mobutu se servit de l’UMUZA pour suspendre pour une longue durée avec obligation des payer des salaires à ses musiciens le Trio MADJESI. Ce furent alors la débandade et la fin d’une épopée.

[1] S.-E., Mfumu Fylla, op.cit., p.69.

[2] G. Stewart, Rumba on the River. A History of Popular Music of Two Congos, Verso, London, New York, 2000, p.70.

[3] J.-P. F. Nimy Nzonga,  op.cit. p.126.

[4] Idem, p. 124.

[5] J.-P. F. Nimy Nzonga,   op. cit.,  p. 126.

[6] C. Ossinondé, « Création de l’OK Jazz, Cassien Germain Gaston lève le voile sur les musiciens cofondateurs » (https://www.mbokamosika.com/2016/07/creation-de-l-ok-jazz-cassien-germain-gaston-leve-le-voile-sur-les-musiciens-cofondateurs.html, 31 juillet 2016, consulté le 30 mai 2022).

[7] Yoka Lye Mudaba, « Les légendes sont immortelles », in Editions Lokole, op. cit.,  p. 79.

[8]Citée par Lonoh Malangi, Essai de commentaire de la musique…, op.cit, p. 180, l’expression est empruntée aux chroniqueurs musicaux de l’époque.

[9]L. Baeck,  art. cit., p. 623.

[10] G. Stewart, op.cit., p. 73.

[11]  J.-P. F. Nimy Nzonga, op.cit., p. 127.

[12]  S.-E. Mfumu Fylla, op.cit., p. 127.

[13] G. Stewart, op. cit.p. 125, cité par J. Mpisi, Tabu Ley Rochereau. Innovateur de la musique africaine, Paris, L’Harmattan, collection « Univers musical », 2004. p.173. Mpisi note (p. 173) aussi que « un peu plus tard pendant la même année, Rochereau et Dr Nico sollicitent à leur compte, sans succès, Georges Kiamuangana, dit « Verckys », le saxophoniste d’OK Jazz (…) ». Ceci nous montre déjà comment la stratégie de débauchage est un habitus de « classe » qui se reproduit  dans la pratique socioartistique de la tranche temporaire  sous étude.

[14] P. Tabu Ley Rochereau, « Musique congolaise et son évolution dans le temps ». URL : http://malanga.free.fr/artistes.html, 15 décembre 2005.

[15] J. Mpisi, op.cit., p. 177.

[16] Cinq ans après le show de l’Olympia, la Rocherette Marietou se suicidera à la suite d’une déception d’amour. Rochreau lui rend hommage dans une élégie intitulée « Karibou ya Bintou », invoquant ainsi le grand frère de la défunte, à savoir Bintou  qui se trouvait alors à Brazzaville (lire  Samuel Malonga, « Traduction de « Karibou ya Bintou » de Tabu Ley » ,  https://www.mbokamosika.com/2021/03/traduction-de-karibou-ya-bintou-de-tabu-ley.html, 15 mars 2021, consulté le 10 octobre 2022.

[17] Le président Mobutu qui ne supportait pas la percée de ses compatriotes, quel que soit le domaine, mit fin au contrat de Rochereau à l’Olympia en motivant son retour au pays pour la seule raison fallacieuse d’animer les festivités de fin d’année. Dans le domaine économique, l’on note par exemple que premier Congolais à disposer d’une banque, la Banque du peuple, Dokolo fut arbitrairement dépossédé de son entreprise.

[18] J. Mpisi,  Tabu Ley Rochereau. Innovateur de la musique africaine, Paris, L’Harmattan,  collection « Univers musical », 2004, p. 245.

[19]  https://twitter.com/giressbaggothy/status/1330123061471944704, consulté le 10 octobre 2022.

[20] Malambu ma Kizola, « Nos”Merveilles du passsé” à l’honneur !», in  Les Merveilles du passé 1957-1975, CD 36501, African 1991, Distribution Sonodisc,  p.5 du livret.