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ca. 1897–1898

Lettre manuscrite du sultan Zemio au Commandant Guillaume De Bauw

Lettre manuscrite du sultan Zemio au Cdt Guillaume De Bauw, ca. 1897–1898, Tervuren, Musée royal de l’Afrique centrale, HA.01.0022, Fonds Guillaume De Bauw, https://hdl.handle.net/20.500.12624/001-0001-0000001512. Reproduction : Xavier Luffin, 2024, CC BY-NC-SA 4.0.
Traduction : 

« Dieu est celui qui aide et accorde la réussite. De la part du Sultan Zemio¹, fils de Tikima, au chef estimé et important qui dirige le camp d’Ango², que la paix soit sur vous, que la miséricorde et les bénédictions de Dieu Très Grand soient sur vous également.

Nous vous informons qu’un marchand, qui s’appelle al-Hajj Ibrahim, est arrivé chez le Sultan Sasa³ avec ses vaches et beaucoup de marchandises, en compagnie de ses frères. Ils voudraient retourner dans leur pays. Son frère al-Hajj Tahir va vous rendre visite et vous informer de sa situation. Demandez à Sasa que cet homme se rende chez vous avec ses marchandises, après sa visite il commercera comme le font ses frères. Il viendra avec ses frères et ensuite ils retourneront dans leur pays. Si Sasa lui achète ce qu’il a à un bon prix il viendra chez vous en confiance, mais s’ils ne vendent rien à Sasa, alors [le marchand] viendra chez vous avec ses marchandises. Lorsque les choses que je vous ai commandées pour faire du commerce — les armes et toutes ces marchandises pour nous — arriveront chez vous, envoyez-les-moi le plus rapidement possible. Salutations. Fin.»

(Traduction de X. Luffin, Un autre regard sur l’histoire congolaise. Les documents arabes et swahilis dans les archives belges (1880 – 1899), Bruxelles, ARSOM-KAOW, 2020 (Fontes Historiae Africanae), p. 315.)

  1. Zemio bin Tikima (date de naissance inconnue – 1912) est un sultan zande influent de la région du Bomu-Uele, dans le nord-est de l’actuelle République Démocratique du Congo. (voir plus bas pour une biographie plus complète).
  2. Dans le nord du Congo (RDC).
  3. Le sultan Sasa est l’oncle de Zemio. Il se soumet à l’EIC en 1893 mais de manière partielle car en 1897, une lettre nous apprend qu’il a interdit le commerce avec les Européens. En 1911, il sera déporté dans l’est du Congo par les autorités belges.

 


Clés de compréhension du document

A. Approches possibles du document dans le cadre d’un cours d’histoire
  • La présence arabo-musulmane en Afrique centrale avant et pendant la colonisation.
  • L’introduction et l’usage de l’écriture en Afrique centrale avant la colonisation.
  • Les relations politiques et diplomatiques entre sultans locaux et colonisateurs européens en Afrique centrale.
  • Les dynamiques commerciales et sociales dans l’Afrique centrale avant et pendant la colonisation.
B. Contextes du document
1. La présence arabe au Congo

Quelques décennies avant l’arrivée des Européens, la culture arabo-musulmane s’est progressivement implantée au Congo par l’est, à travers l’arrivée de commerçants arabes et swahilis qui établissaient des comptoirs et organisaient des caravanes toujours plus profondes vers l’intérieur des terres. À la recherche d’ivoire, d’esclaves, de gomme, de copal ou encore d’huile de palme, ces marchands introduisirent leur langue, le swahili, et leurs coutumes, qu’une partie de la population finit par adopter.

Par le nord-est, les contacts furent également marqués par l’arrivée de Soudanais, d’Égyptiens et de Tchadiens, notamment dans les territoires zande. Les Azande forment un peuple aujourd’hui présent en République démocratique du Congo, en République centrafricaine et au Soudan du Sud. Si leurs interactions avec les Arabes et Africains musulmans avant l’arrivée des Européens ont souvent été sous-estimées, des sources du XIXe siècle attestent de relations commerciales, notamment autour de l’ivoire et de la traite des esclaves.

À partir des années 1860, ces échanges s’intensifient avec l’arrivée de commerçants arabes et soudanais, appelés « Nubiens ». Si certains chefs azande ont collaboré avec eux, d’autres ont farouchement résisté. Dans l’ensemble, les Azande conservent leur langue, leurs coutumes et leur religion mais ces interactions ont entraîné des échanges culturels : adoption de l’islam par certains, usage croissant de l’arabe et recours à des secrétaires soudanais ou tchadiens pour la correspondance en arabe. Des témoignages rapportent que dans certaines régions, des sultans et une grande partie des habitants parlaient couramment l’arabe.

(basé sur Xavier Luffin, Un autre regard sur l’histoire congolaise. Les documents arabes et swahilis dans les archives belges (1880 – 1899), Bruxelles, ARSOM-KAOW, 2020 (Fontes Historiae Africanae), p. 20 – 23.)

Cartes disponibles sur Bokundoli :

2. L’écriture au Congo

On pense souvent que l’écriture n’est apparue au Congo (et plus largement en Afrique subsaharienne) qu’avec l’arrivée des Européens fin XIXe siècle, et que, jusqu’alors, seule la tradition orale y était utilisée. Cependant, bien que la tradition orale joue un rôle fondamental, de nombreuses formes d’écriture se sont développées en Afrique subsaharienne bien avant l’arrivée des Européens. Parmi elles, citons le méroïtique (IIe siècle avant notre ère – Ve siècle de notre ère) du royaume de Koush, le vieux nubien (VIIe – XVe siècle), ou encore le guèze en Éthiopie (à partir des IIIe ou IVe siècles).

De plus, dès le XVIe siècle, le Portugal établit des contacts avec royaume Kongo, et l’alphabet latin est utilisé dans des correspondances écrites en portugais entre les deux royaumes. Cependant, il faudra attendre la colonisation européenne du XIXe siècle pour que cet alphabet se répande à travers toute l’Afrique subsaharienne.

Une autre écriture connaît une diffusion significative avec l’expansion de l’islam : l’écriture arabe. Des traces en sont attestées dès le VIIIe siècle en Somalie, et au Congo, elle apparaît à l’est et au nord à partir de la seconde moitié du XIXe siècle, soit quelques décennies ou années avant la colonisation européenne. L’écriture arabe n’était pas seulement utilisée pour la langue arabe, mais aussi pour transcrire des langues africaines comme le swahili.

La concurrence de l’alphabet latin durant la période coloniale, combinée à la volonté des observateurs occidentaux de minimiser l’influence de la culture arabe, explique pourquoi cette écriture reste largement méconnue dans les livres et manuels d’histoire. Pourtant, plusieurs correspondances, notamment entre des agents de l’État indépendant du Congo et des chefs locaux, tels que certains sultans azandé, témoignent de son usage dans la région.

(basé sur Xavier Luffin, Un autre regard sur l’histoire congolaise. Les documents arabes et swahilis dans les archives belges (1880 – 1899), Bruxelles, ARSOM-KAOW, 2020 (Fontes Historiae Africanae), p. 15 – 19.)
3. Les relations entre Arabo-Swahilis et agents de l’Etat Indépendant du Congo

Dès les premières expéditions des Européens dans l’est du Congo à partir de 1876, des interactions se développèrent avec les communautés arabo-musulmanes, déjà bien implantées grâce au commerce caravanier depuis la côte orientale de l’Afrique. Guides, porteurs, et interprètes, souvent recrutés à Zanzibar ou dans les territoires voisins, facilitaient ces expéditions. Les postes européens furent régulièrement établis à proximité des comptoirs arabes, comme à Nyangwe ou Kasongo. Si ces relations étaient initialement pragmatiques et relativement cordiales, des tensions émergèrent rapidement, exacerbées par la concurrence économique, notamment liée au commerce d’ivoire et d’esclaves, progressivement réprimé par l’EIC sous la pression des missionnaires et des initiatives anti-esclavagistes.

Les tensions entre l’EIC et les commerçants arabo-swahilis débouchèrent sur une confrontation militaire directe connue sous le nom de Campagne arabe (1892-1895). Déclenchée par le meurtre de l’agent belge Arthur Hodister en 1892, cette campagne visait à éliminer l’influence des commerçants musulmans dans l’est du Congo. Les troupes de l’EIC remportèrent des victoires décisives à Nyangwe et Kasongo en 1893, marquant le déclin des principaux leaders arabo-swahilis, tels que Kibonge et Nserera. Ce conflit permit à l’EIC de renforcer son contrôle sur ces territoires stratégiques, mettant un terme à l’hégémonie des marchands musulmans dans la région.

À partir de la fin du XIXe siècle, la culture arabo-musulmane déclina rapidement dans l’est et le nord du Congo. Les redécoupages frontaliers coloniaux et l’expulsion des chefs locaux azande par l’EIC contribuèrent à cet effacement. Des figures comme Zemio et Mopoi se réfugièrent dans les territoires français ou britanniques, et en 1912, le dernier grand sultan zande fut capturé. Parallèlement, l’arabe en tant que langue véhiculaire disparut progressivement, n’ayant plus d’usage dans un Congo sous administration européenne. Ce recul marqua la fin d’une période d’influence arabo-musulmane, qui, bien que brève, avait laissé une empreinte notable dans certaines régions du pays.

(basé sur Xavier Luffin, Un autre regard sur l’histoire congolaise. Les documents arabes et swahilis dans les archives belges (1880 – 1899), Bruxelles, ARSOM-KAOW, 2020 (Fontes Historiae Africanae), p. 23 – 26.)
C. Points d’attention 
  • Le contexte culturel et linguistique :
    • La lettre est rédigée en arabe, illustrant l’usage de cette langue comme lingua franca dans la région et l’influence culturelle arabe.
    • La lettre est rédigée en 1897 ou 1898. Cela démontre que certains chefs ou notables maitrisent l’écriture (arabe) bien avant la présence européenne.
    • Elle est rédigée avec des formules de politesse inspirées de la culture musulmane, témoignant de l’imprégnation culturelle et religieuse de Zemio.
  • Le rôle des scribes :
    • Bien que Zemio ne sache ni lire ni écrire, il utilise les services d’un secrétaire (kātib), ce qui montre une structuration administrative et l’importance de l’écriture dans la gestion des affaires politiques.
  • La nature de l’échange :
    • La lettre informe de la présence d’un marchand, al-Hajj Ibrahim, et de son souhait de retourner dans son pays, montrant le rôle du sultan Zemio comme médiateur dans les échanges commerciaux et sociaux au sein de la région.
  • Les relations politiques :
    • Zemio revendique son statut de « sultan », position d’autorité reconnue, et s’adresse au commandant De Bauw en tant que partenaire plutôt que subordonné.
    • La lettre illustre les interactions politiques entre les sultans locaux et les représentants de l’État indépendant du Congo.
D. Biographies

Sultan Zemio

Zemio bin Tikima (date de naissance inconnue – 1912) est un sultan zande influent de la région du Bomu-Uele, dans le nord-est de l’actuelle République Démocratique du Congo. Issu de la lignée des Tikima, il entre en contact avec les commerçants soudanais dans les années 1870. En 1879, il devient un allié stratégique du gouvernement égyptien, aidant à collecter de l’ivoire et à recruter des hommes pour les autorités égyptiennes tout en maintenant un certain contrôle sur la région. Son rôle se renforce lors de la révolte mahdiste, où il reste fidèle aux autorités égyptiennes.

Lorsque l’État Indépendant du Congo (EIC) s’établit dans la région de l’Uele en 1890, Zemio se met au service de Léopold II, collaborant avec des expéditions belges, notamment celle de Guillaume Van Kerckhoven en 1892, destinée à explorer le Nil. Durant plusieurs années, il est un allié fidèle de l’EIC, tout en jouant un rôle central dans les interactions entre Européens et autorités locales. Toutefois, les relations avec l’EIC se détériorent après 1909, incitant Zemio à quitter la région pour s’installer en territoire français, dans ce qui est aujourd’hui la République Centrafricaine.

Guillaume De Bauw

Guillaume de Bauw (1865-1914) est un militaire belge qui occupe plusieurs postes clés au sein de la Force publique durant la période coloniale. Après une formation militaire, il devient capitaine et est nommé chef de la zone Uere-Bomu, dans la région de l’Uele, de 1897 à 1900. Pendant cette période, il entretient de nombreux échanges avec les sultans zande, jouant un rôle important dans la gestion des relations locales.

En 1901, il est promu commissaire de district de 1re classe, fonction qui lui permet de contribuer au développement de Coquilhatville tout en menant des explorations dans la région du Momboyo. Il fonde plusieurs postes dans l’équateur, renforçant ainsi l’influence coloniale belge dans cette partie de l’Afrique centrale. De Bauw meurt à Bruxelles en 1914.

    E. Pour aller plus loin :