Section 5.-De 2010 à nos jours (2023): déclin de la formule orchestrale, plein essor du rap et émergence des « musiques urbaines

Léon Tsambu

Dans Histoire de la musique populaire urbaine congolaise, Pages 55-66 (Bokundoli)

Section 5.-De 2010 à nos jours (2023): déclin de la formule orchestrale, plein essor du rap et émergence des « musiques urbaines »

Dans les années 1980, un mouvement d’exode  secoue l’espace musical congolais. On observe le départ de beaucoup d’artistes vers l’Afrique de l’Ouest, surtout à Abidjan par où va transiter pendant deux ans Lokua Kanza, ancien guitariste d’Abeti, avant de s’installer en 1984 à Paris,  pour perfectionner son art par l’apprentissage du jazz et les accointances artistiques avec Ray Lema (qui l’avait déjà parrainé au pays), Manu Dibango et Angélique Kidjo. C’est alors qu’il va se lancer entièrement dans la carrière solo en publiant en 1993 son premier album, Lokua Kanza, sous le label Universal. Tshala Muana qui, plus tôt que Lokua Kanza s’est installée en Côte d’Ivoire, s’établit la même année que ce dernier à Paris où elle mène une carrière solo avant de regagner définitivement en 1997 Kinshasa où Laurent-Désiré Kabila s’est imposé comme président de la République.  Chanteuse à la voix d’opéra, Abeti Masikini, un des mentors de Lokua Kanza et de Tshala Muana, ne va s’installer à Paris qu’à partir de 1986 avant de venir mourir à Kinshasa le 28 septembre 1994.

Dans l’élan migratoire des artistes congolais au cours des années 1980, il faut citer Sam Mangwana (né en 1945 à Kinshasa des parents d’origine angolaise) qui en 1978 créa l’orchestre  Africa All Stars, d’abord dénommé Amida,  avec le concours de certains musiciens désolidarisés de Rochereau Tabu Ley (Afrisa International) : Dizzy Mandjeku (guitare), Denis Lokasa Kasia « Lokassa ya Mbongo » (rytmique), Ringo Moya (Kanyama Moya Lotula, batterie) et Philo Kola[1].

Nimy Nzonga, qui documente cet épisode, rapporte ce qui suit :

De 1978 à 1981, le groupe récolte un franc succès à travers l’Afrique noire. C’est l’époque de « Georgette Eckins », « Suzanna Coulibaly », « Maria Tchebo », une reprise d’une œuvre d’Adu Elenga et d’Emmanuel D’Oliveira [sic], etc. L’orchestre multiplie des va-et-vient entre les capitales africaines et européennes et, à partir de 1981, Sam Mangwana, la tête d’affiche décide de se fixer à Paris, ville à partir de laquelle l’artiste veut se déployer[2].

Dès lors, sous le leadership de Dizzy Mandjeku, l’orchestre poursuit sa belle aventure en Afrique de l’Ouest,  s’établit à Lomé et grossit son effectif avec l’arrivée de Nyboma, chanteur, Dally Kimoko, guitariste, Assy Kapela, chanteur-guitariste, qu’il ramène tous de Kinshasa. Mais en 1989, à Abidjan, Lokassa ya Mbongo, Dally Kimoko, Denise Yondo Kusala, Neil Zitany (Congo-Brazzaville) sont parmi les cofondateurs de Soukous Stars sponsorisé par Ibrahima Sylla. Puis Lokassa finit par embrasser une carrière solo et décide de s’installer à Paris. Nyboma ne fera pas exception de ce qui deviendra la règle.  La suite  renseigne que  Dizzy Mandjeku, revenu à Kinshasa, va s’engager avec Verckys comme directeur artistique de sa maison de disque en 1983 avant de rejoindre Franco trois ans plus tard,  jusqu’à la mort de ce dernier en 1989 à Namur. Dizzy, comme nombre de ses collègues d’OK Jazz en séjour en Belgique dès 1988,  ne reviendra plus à Kinshasa (sauf pour y être décoré en 2016 de trois médailles par l’Etat congolais), et décidera de poursuivre une carrière libre à Bruxelles en accompagnant dans sa trajectoire les Zap Mama pendant dix ans, Kadja Nin, Stromae dans la chanson « Papaoutai » en 2013, etc.[3]

Mais ces expériences extérieures ne reflètent pas la même réalité au pays où la carrière solo, avec ou sans groupe d’accompagnement permanent, est presqu’un projet irréalisable  en dehors des mouvements pendulaires entre Kinshasa et Paris. La capitale française est alors réputée  pour sa scène négrophile tout en offrant des bonnes conditions techniques de travail. Cependant, nombreux artistes qui, à la faveur des tournées de leur groupe, se sont évadés en Occident peinent à réussir dans cette aventure solitaire.

La formule orchestrale,  avec un « président-fondateur » entouré d’un personnel artistique dont les membres  ambitionnent de publier leurs œuvres tout en lui vouant un culte de la personnalité, est restée longtemps le format sous lequel la scène  congolaise a bâti sa réputation à travers le monde après l’époque des chanteurs solitaires des années 1930-1940 recrutés par l’industrie du disque naissante.   Par ailleurs, en 1989, la  mort de Franco sème la panique au sein de son orchestre OK Jazz. Certains de ses chanteurs et musiciens qui se trouvaient en tournée avec lui décident de ne pas regagner le pays après la mort du patron à Namur. C’est le cas supra évoqué de Dizzy Madjeku. Ceux qui rejoignent Lutumba au pays héritent de la gestion du groupe sous la supervision de la famille de Franco. Mais la mésentente vient vite au galop. Ainsi, en 1993,  avant la création de l’orchestre Bana OK face à l’impossibilité de gérer l’OK Jazz,  Madilu est banni de l’OK Jazz pour avoir livré un concert en Europe au nom de l’orchestre sans l’aval de la hiérarchie à Kinshasa (Lutumba « Simaro », Josky Kiambukuta, Ndombe Opetum, Jean Makonko « Makoso »). Il va se résoudre à faire cavalier seul  face à ce camouflet[4].

Cependant, il sera investi par la famille de Franco à la direction du groupe que les Lutumba et compères venaient d’abandonner en créant l’orchestre Bana OK. Les contradictions avec les ayants cause ont poussé Madilu à son tour à  créer un groupe d’accompagnement en 1999 dénommé Royaume Système. Il changera par deux fois de dénomination : OK Système en 2003, Tout-Puissant System en 2004[5]. Malgré la présence de ce groupe, Madilu évoluait à vrai dire  dans une logique de carrière en solo, voyageant seul en Europe pour enregistrer avec le concours des requins de studio  congolais de Paris.

Par ailleurs, après s’être  désolidarisé de ses copains (J.D.T. Mulopwe, l’atalaku Kalonji « Bill Clinton ») avec qui ils avaient créé Les Marquis de Maison Mère en 2004 par affront à leur ancien patron Werrason, le chanteur Hervé Gola Bataringe « Ferre », à l’issue de son transit en 2005 dans Quartier Latin, monte à l’instar de ses anciens copains un groupe personnel.

En 2006, le chanteur Fally Ipupa s’émancipe de son patron Koffi Olomide qui s’est attaché auparavant les services de Ferre Gola pris pour un concurrent de taille. Aussi se sentant ainsi trahi par son ancien patron, Fally lance alors son premier CD intitulé Droit chemin. De là débute une carrière solo fulgurante soutenue par un groupe d’accompagnement qui n’est désigné que par le nom de son leader. On cesse de plus en plus de parler en termes d’orchestre au sens originel. Même si les autres qui ont précédé le sien s’appellent Les Samouraïs (Bill Clinton), Les Marquis Plus (JDT Mulopwe), issus de la fragmentation  en 2004 du groupe Les Marquis de Maison Mère créé par affront à leur ancien patron Werrason (Wenge Musica Maison Mère). Après avoir unilatéralement cassé son contrat avec le patron de Quartier Latin,  le groupe que Ferre viendra à mettre sur pied en 2006 ne sera pas autrement désigné que  par son nom,  démarrant ainsi  une carrière solo en talonnant autant qu’en taclant Fally, par son album Sens interdit (pensez à Droit chemin), sorti sous le label d’un  général de division et opérateur télévisuel (DRTV) brazzavillois, Norbert Dabira,.

En prélude aux musiques urbaines – expression d’ailleurs très connotée –, c’est en 1991 que le rap gagne la scène de la RDC, même si l’on peut supposer que la manifestation de la culture hip hop à travers les graffiti, le deejaying ou le disc-jockeying, la danse smurf ou le break dance l’avait précédé. A Kinshasa donc, des jeunes de la commune de la Gombe, qui s’amusaient d’abord dans des boom parties, se lancent dans la musique rap. Ils sont influencés par des jeunes Congolais venus des Etats-Unis dans les années 1980 pour passer des vacances au pays.

Alors qu’on parle du groupe Bawuta Kin comme un collectif de pionniers du rap à Kinshasa qui regroupait les Bebson de la rue, Lexxus Legal, Esto Face ya Mbinzo, puis des jeunes comme Kotazo qui faisait le style zagué, autrement appelé ailleurs Coupé décallé, c’est le groupe Fatima CIA de la commune de la Gombe qui sera le premier à être médiatisé et connu d’un large public.

Fatima CIA a pour meneur B-Flash qui a   à ses côtés son jeune frère Didi avec lequel ils sont restés ensemble, même après la désolidarisation  des autres membres à partir de l’Europe où le groupe s’était installé.  Ils lancent « Yeyo », leur premier clip du groupe. Il est  réalisé par Julie Lobota de l’OZRT (Office zaïrois de radio-télédiffusion, aujourd’hui Radio-télévision nationale congolaise, RTNC), considérée comme premier producteur de musique rap à Kinshasa. Ont suivi d’autres clips comme « Septembre noir », puis bien après « On s’en fout ». Ce dernier fait sur le sampling du tube à succès « Mamou » de Franco a valu au groupe l’adhésion populaire[6].

Arrivent après les Cartel Yolo,  RJ Kanierra (province du Katanga), Wonderful Music avec  la cofondatrice Yolande Ngoy,  Keep Quiet, Marshall Dixon — de son vrai nom Jean-Paul Nsungu. Né le 31 mai 1980, Dixon, une des icônes du rap congolais, n’avait que 11 ans quand le Fatima CIA lance la première œuvre rap locale à Kinshasa. Ancien du collectif Bawuta Kin, Alex Dende, dit Lexxus Legal, émerge à partir du groupe PNB (Pensée Nègre Brute) créé en 1999. « Il impose son rap sur les scènes congolaises et internationales, […] revendiquant les droits du peuple face à ses gouvernants sans user de la poésie[7] ».

Par ailleurs, passé du rap à l’afro-house, Alesh[8] s’adonne à  la narration des drames de guerre par les charmes de la musique. Il apparaît sur la scène hip hop  avec l’idéal d’unir les peuples après avoir vécu les atrocités armées qui ont endeuillé les Nord-Est et  l’Est du Congo au cours de son enfance et son adolescence en les dénonçant, parfois au péril de sa vie. Soucieux de s’engager à la musique professionnelle, il quitte au bout de trois ans ses compères du Hot Boyz à Kisangani en 2005 pour embrasser une carrière solo, publiant plusieurs singles. Fort alors d’un style affiné et d’ un cursus universitaire achevé, il sort en 2008  son premier album , La mort dans l’âme, dédié à son frère décédé , dont il remettra une copie à Obama[9] en 2014.

Entre-temps, c’est grâce à sa rencontre depuis Kisangani  avec le chorégraphe et metteur en scène Faustin Linyekula qu’il est initié aux arcanes du star system, soit du show-business qui le fait voyager de Kinshasa au monde. Il incarne une mentalité d’artiste engagé au point de lancer en 2010 son propre label, Mental Engagé, à travers lequel il soutient financièrement des projets hip hop engagés, sans distinction des disciplines : graffiti, rap, DJing, danse. L’expression de son engagement peut être lue, à titre exemplatif,  dans  « Biloko ya boye[10] », œuvre signée en 2018 à travers laquelle il dresse à partir de Kinshasa un réquisitoire contre l’incivisme du citoyen, le laxisme du député, l’incapacité du gouvernement cristallisés dans la crise sociale :   escalade de la violence juvénile à travers le phénomène de kuluna, pénurie d’eau, rareté de l’électricité,  pollution de l’environnement urbain… Et de se demander en conclusion si le peuple restera-il si jusqu’à se présenter à nouveau devant les urnes aux prochaines échéances électorales. Le talent et l’engagement d’Alesh rencontrent une fois de plus un écho international, car il sera  plébiscité lauréat du trophée Prix Découverte RFI, édition 2021.

Entre l’art d’atalaku,  le coupé-décalé ivoirien, le disc-jockeying – qui a inventé la musique des pomba (champions de la violence) — et le rap, on arrive dans l’atmosphère du R&B  à l’afrobeat renaissant, qui monte en puissance depuis le Nigéria au point de conquérir dans les années 2000 toute l’Afrique sous des formes diverses dénommées afrobeats ou musiques urbaines. Kinshasa subit alors l’influence de ces musiques que médiatise à grand renfort Trace TV sur Canal +.  Le concept de musiques urbaines influence alors Fally Ipupa dès son premier album sorti en 2006 où il mélange des morceaux de rumba avec un peu de rap (« 100 %  love ») avant de faire un clin d’œil au  dancehall (« Sexy dance ») dans Arsenal de Belles Mélodies en 2009. Et aujourd’hui, quand la galaxie congolo-congolaise[11] (Kinshasa et Brazzaville) brille sur Paris et Bruxelles de ses milles étoiles à travers Gims, Damso, Dadju, Ninho, Youssouffa, Keblack, etc.,  la rumba est soit en concurrence, soit en fusion avec le rap, la trap, l’afro-pop,  l’afrobeat, devenu afrobeats à la faveur de ses multiples variantes.

Des nouvelles stars faisant de la rumba, de la rumba-rap ou de la rumba-trap que les superstars congolaises qui brillent sur Paris et Bruxelles ne manquent pas à leur tour à tendre la perche par des featurings ou des productions sous leurs propres labels tel que Bomayé Musik du très poétique rappeur Youssouffa, une des progénitures du géniteur prolifique Tabu Ley. C’est l’épopée de Innocent Balume dit Innoss’B, influencé par Michael Jackson, révélé par le concours Vodacom Superstar qu’il remporte en 2010, puis coaché par l’afro-sénégalo- américain Akon avant de s’ imposer  sur la  scène africaine sous le rythme qu’il dénomme Afro-Congo arboré comme collier  autour de son coup. Contrairement à Gaz Mawete, gagant de Vodacom Best of the Best All Star en 2017, que soutiendront Dadju, Fally,  c’est en star accomplie qu’Innoss’B  signe des featurings avec les stars diasporiques congolaises et tanzanienne (Diamond Platnumz). La rivalité entre les deux révélations de la société des télécommunications Vodacom  à travers  les différentes éditions de sa téléréalité musicale ne manque pas de faire les choux gras des médias autant que celle entre Fally et Innos’B. L’on taxera vite celui-ci d’irrespect à l’endroit de  celui-là qui s’est autoproclamé Mobutu ou Aigle (de Kawele) dont il imite le look (toque de léopard).

Valsant entre  rumba, folk, afropop, rap français et trap en résumant tout par le concept de tokoos music, Fally, qui depuis 2017 est produit par le label Elektra France chez Warner Music, a  réalisé comme jamais auparavant un immense exploit  au stade  des Martyrs de Kinshasa, le 29 octobre 2022, empli au-delà de sa capacité d’accueil normale (80 000 places  assises) en occupant l’aire du jeu. Bien sûr que les Werrason, JB Mpiana, Koffi Olomide, certains par des stratégies de portails ouverts, ont atteint par le passé plus ou moins le même succès sur cette scène, mais le grand débordement de plus de 120 000 personnes reste encore historique. Il a provoqué mort d’hommes (9 dont 2 policiers )  à la suite de la bousculade au sortir du stade en dépit de 2 500 policiers théoriquement mobilisés pour la sécurité des lieux d’après les organisateurs. Paradoxalement, de tels incidents ont milité pour la popularité du chanteur, mais victime aussi de plus de 10 000 billets contrefaits et de la corruption des forces de l’ordre par les spectateurs sans billet d’entrée[12].

Déjà classé parmi les « 50 Africains les plus influents au monde, d’après Jeune Afrique [13]», c’est fort d’un disque d’or certifié qu’il s’est présenté au stade de Kinshasa après  des spectacles au Zénith, à l’Olympia, à Accorhotels Arena (ex-Bercy) à Paris, en Afrique, et publié autant d’œuvres, albums  ou singles tels que Power « Kosa leka », 2013, Tokoos, 2017 ; Control, 2018 ;  Tokoos II , 2020 ; Formule 7,  2022;  « Kiname » 2016 ; « Oloko oyo », 2017, « Bad Boy », 2017 ; « Likolo », 2020 ; « Garde du cœur », 2022), etc., prenant un grand soin  dans le choix des  vedettes avec qui collaborer (Dadju, Booba, Aya Nakamura, Charlotte Dipanda, Ninho, Youssoupha… ).  En 2015,  F’Victeam, collectif d’artistes et label à la fois de Fally,  publie son premier album, Libre parcours où  Fally lui-même se produit. D’autres œuvres suivront, notamment la chanson « Mbele » qui réunit les artistes Master Virus, Fellow, Boogie Black et El Weezya Fantastikoh.

Ferre Gola, de son vrai nom Hervé Gola Bataringe, chanteur rumba pur comme Fally auparavant, ne se laisse pas damer les pions par son rival direct et s’engage à son tour sur le créneau « urbain » à l’heure du youtubing où la popularité se mesure par le nombre de vues, de téléchargements ou de streamings sur des plateformes payantes ou gratuites  telles que  YouTube Studio, iTunes, Spotify, Amazon Music, eMusic,  Audiomack, Deezer, Beatstars, Qobuz, etc. C’est ainsi qu’après son album rumba classique par lesquels il débute sa carrière solo en 2006, à savoir Sens interdit, il enchaîne en 2009 avec Qui est derrière toi ?, puis  Boite noire, 2013 (Diego Music), QQJD  (Qu’est-ce que j’avais dit ?) en 2017, avant de lancer un regard vers les musiques métisses à travers Dynastie Volume 1 en 2022 (Sony Music Entertainment East Africa) où il se balade à travers la rumba, la trap, la salsa, le R&B et le hip hop.

Et puisque le défi lancé par Fally à travers son concert au stade des Martyrs reste de taille, Ferre Gola, qui se sentait directement taclé par celui avec qui il se dispute l’oriflamme de la « cinquième génération » a  réalisé  à son tour son apparition scénique le 24 juin 2023 dans  cet antre sportif . Outre la folle présence de la foule que certains observateurs, non sans partialité, jugent au-delà du record de son concurrent (120 000 personnes), soit une estimation d’environ 150 000 personnes,  le spectacle dont le répertoire a traversé les générations depuis  Kallé Jeef à Innos’B a été  suivi non seulement sur les lieux mais aussi par streaming moyennant 5 $. Cependant, une vidéo Tik Tok [14], relayée sur Instagram[15],  a révélé la réunion de Ferre avec le staff de la police mobilisée pour la circonstance. La capsule audiovisuelle dévoile alors la stratégie de portails ouverts du stade mise en place dès que Ferre  est  monté sur scène. Ce type de débats qui pimentent l’atmosphère de l’industrie musicale congolo-kinoise a occasionné la mort d’un fan de Fally  Ipupa (warrior)  après altercation avec un  autre de Ferre Gola (golois) dans la commune urbaine de N’Djili le soir du concert[16].

Mélangeant des langues (lingala, français, anglais, mbala, swahili, autant que les artistes (l’Ivoirienne Josey, Innos’B, Chily et les artistes de son groupe Jet-Set), l’on voit dès lors que Ferre est à la conquête d’une visibilité à l’international, là où Fally occupe déjà une zone de confort. Mais c’est entre 2013 et 2017 que Ferre s’est lancé  dans des collaborations à l’extérieur du pays et sur des rythmes éloignés de la sacro-sainte rumba tels que « J’ai tout donné » du rappeur français Dry de Wati B  (compilation Les chroniques du Wati Boos), la collaboration dans l’album Black Bazar (Lusafrica, 2012) sur la chanson-clip  « Songa Flesh » du Brazzavillois Alain Mabanckou (adaptation musicale de son roman paru en 2009 aux éditions du Seuil), ou sur « Ko-ko-ko » de Lino Versace, star ivoirienne du Coupé-décalé.  Cela va se poursuivre à travers « Motema »  du rappeur français Gradur (mixtape ShegueyVara 2, 2015), « Tucheze » où il a invité  la Kenyane Victoria Kimani, et « Ekelebe » en tant qu’invité du chanteur nigérian  J. Martins, « Azalaki awa » avec DJ Arafat [17].

Il faudra noter deux observations sur la vague de « musiques urbaines ». La première, c’est que tous les artistes qui se réclameraient directement ou indirectement de la ligne généalogique de Wenge n’ont pas à tout prix opéré le mix ou la  migration vers les musiques métisses,  qui pour d’aucuns signifient chanter en français ou en anglais, car les Fabregas, Héritier Watanabe,  Ibrator Mpiana, Robinho Mundibu, But na Filet demeurent encore fondamentalement scotchés à la trilogie rumba-soukous-ndombolo.

Cependant autour de Innos’B, Gaz Mawete, MPR, une constellation de jeunes chanteuses  scintille dans le genre urbain, jouant pour la plupart sur la note sexy, à savoir Rebo Tchulo,  Laurette la Perle, Ninita, Mélissa Yansané, Anita Mwarabu. Certaines font le buzz dans des chroniques sentimentales avec leurs collègues masculins. Cette cohorte se démarque d’une nouvelle coqueluche,  Céline Banza, diplômée de l’INA , talent révélé par le Prix Découverte RFI, édition 2019, faisant sur les traces de Lokua Kanza, de la chanson, du folk, du blues, et un clin d’œil au rap français (featuring avec Youssoupha dans la chanson « Départ », en ngbandi,  lingala, français, anglais), s’accompagnant à la guitare acoustique. Son art  a vite séduit Youssoupha  au point de l’avoir signé sous son label commun avec Philo, Bomayé Musik depuis son single « Namileli » (2020), en poursuivant l’expérience avec son album Praefatio (2021), et son EP (extended play[18] ) Prayer (2022).

La seconde réfère à la démocratisation de la musique,  faisant cortège avec la précocité de talent, car à la faveur de l’essaimage des home studios (stations audionumériques) qui appliquent des tarifs dérisoires, et de l’avènement des réseaux sociaux, des enfants  se lancent, parallèlement à leurs études post-primaires, dans la pratique musicale. Pour plus ou moins un budget de 20 dollars américains, de plus en plus des écoliers de Kinshasa entrent en amateurs dans l’industrie musicale et placent sur des plateformes de téléchargement leurs singles en version audio sur des paroles en français. L’accès à la version vidéoclip se présente encore comme un obstacle majeur pour eux. Ce qui serait encore très difficile avec la musique rumba qui sollicite un budget d’une puissance rédhibitoire, car elle exige un apport orchestral (guitares, batterie live ou programmée, cuivres et /ou synthé, pléiade de chanteurs, format album, durée en studio), un travail sérieux de textes et de mélodies qu’évacue souvent le genre urbain et la nouvelle technologie. Ainsi une tradition s’est-elle installée, à titre exemplatif, au Groupe scolaire du Mont-Amba où des chanteurs en vogue  comme Hiro (installé à Paris),  Gally, ou hier encore Smoke Bomaye, ont débuté leurs shows dans l’urbain, ayant à leur  tour relayé cette passion à la génération actuelle de jeunes écoliers, à savoir Laetus Tsambu, K2N, David MD, le duo Bob la peufra-Christ. M dont les œuvres  sont disponibles sur YouTube et Audiomack.

Entre le rap classique, représenté par les Fatima CIA, Lexxus Legal et autres, et la musique urbaine dans son éclectisme stylistique, se positionne le phénomène MPR, sigle qui en toute sa longueur signifie Musique populaire de la Révolution. Membre du collectif Cité Zaïre produit par le label Lotus Musique, il s’agit d’un duo composé de Zozo Machine et Yuma Dash qui surfe, d’une part, sur la vague de l’évocation faussement nostalgique de l’ère Mobutu et son parti unique, à savoir le Mouvement populaire de la Révolution (MPR), et, d’autre part, sur celle de la critique politique de l’actualité sociétale. En effet, entre rumba-ndombolo et rap, le groupe MPR se présente dès son premier single « Lobela ye français[19] » (2019), comme un ovni dans le  ciel  de l’industrie musicale congolaise. Epurées de toute citation publicitaire des noms de personnes,  ses œuvres peignent sur un ton humoristique les affres  de l’ère mobutienne et les manifestations de la crise sociétale endémique : gestion patrimoniale du pays, extravagance et démesure dionysiaque (clip « Malembe »), conquête effrénée des amant(e)s (clip « Semeki », 2020),  envoûtement du dollar américain (clip « Dollar »), deuil du peuple sur la précarité sociale (clip « Nini tosali te[20] », 2021), ou   chronique d’espoirs envolés à l’ère d’Internet et de Dubaï (clip «  Makambu », 2022).

Et  cerise sur le gâteau, MPR n’oublie pas de renvoyer à la société congolaise le décor de chaque époque évoquée en arborant dans ses clips la mode vestimentaire et les couleurs du temps : costumes zaïrois (abacost), toque de léopard, représentation déguisée du personnage de Mobutu, drapeau du parti-Etat, pantalons aux pieds évasés, perruques afro, chaussures hautes-semelles (Goodyear, mobondo), sans omettre la variété chorégraphique qui sans cesse  réinvente le caractère sexy de la scène musicale congolo-kinoise.

[1] J.-P. F. Nimy Nzonga, op. cit., p.252 et 249.

[2] Idem, p. 190-191.

[3] Nous avons complété certains éléments à partir de notre propre nouvelle rencontre avec l’artiste à Tervuren en 2005, mais aussi des courtes biographies en ligne : « Ma passion »,  https://www.lalibre.be/economie/entreprises-startup/2012/09/29/cest-ma-passion-JU3LGUQIUVBNJDSLB6PDN53MXA/, accès le 8 décembre 2022 ; « BIOGRAPHIE Pierre MANDJEKU LENGO, dit Dizzy MANDJEKU », https://kinkiese.com/2021/04/08/biographie-pierre-mandjeku-lengo-dit-dizzy-mandjeku/, 8 avril 2021,  accès le 8 déc. 2022.

[4]  Mfumu Fylla, La musique congolaise…, op. cit., p. 380.

[5]  J.-P.F. Nimy  Nzonga, op.cit., p. 233.

[6]  « Fatima C .I.A Interview for Voila Night » URL : https://www.youtube.com/watch?v=OtQT1JaOjjM&t=326s. 9 octobre 2014, accès le 15 décembre 2022.

[7] « Lexxus Legal » ,  URL : https://fr.wikipedia.org/w/index.php?title=Lexxus_Legal&oldid=166743053, accès le 21 décembre 2022.

[8] R. Benchebra, « Alesh : rappeur pensant sur des rythmes dansants », 11 mars 2020. URL : pan-african-music.com, accès le 20 février 2023. Ce texte m’ a fourni un large pan de la biographie d’Alesh.

[9] A l’issue d’un concours organisé par le département américain à travers  Mandela Washington Fellowship, sur  des musiques des jeunes leaders  politiquement engagées, Alesh est parmi les 32 artistes  lauréats sur 2000, et éparpillés à travers 21 pays  qui déparqueront en Amérique.

[10]  URL du clip sur YouTube : https://www.youtube.com/watch?v=IMvFEYJC8jY

[11] La nationalité dont il est question ici  n’est pas à tout prix  celle acquise par le jus soli qui fait que nombre de ces artistes sont français par la naissance et la résidence en France,  mais il s’agit ici de considérer leurs  origines sanguines, celles de leurs parents congolais ou immigrés en France. C’est une nationalité « raciale ».

[12]  Concert de Fally Ipupa à Kinshasa : police et et organisateurs se rejettent les responsabilités,   3 novembre 2022.

[13] Biographie Fally Ipupa », URL : nrj.fr/artiste/fally-Ipupa/biographie

[14]  Araignée2Strong ,  « Ferre Gola et son plein préfabriqué au stade des Martyrs !»,. UURL : https://www.strong2kinmoov.com/2023/06/30/ferre-gola-et-son-plein-prefabrique-au-stade-des-martyrs/, 30 juin, accès le 5 juillet 2023.

[15] https://www.instagram.com/reel/CuHYll0OD46/?utm_source=ig_embed&utm_campaign=loading, accès 5 juillet 2023.

[16] A. Binda et Mbote « Dispute entre fans de Fally et Ferré : un mort signalé à Ndjili ». URL : https://kinkiese.com/2023/06/26/dispute-entre-fans-de-fally-et-ferre-un-mort-signale-a-ndjili/, 26 juin 023, accès le 5 juillet 2023.

[17]  « Ferre Gola », Wikipédia.org. URL :https://fr.wikipedia.org/wiki/Ferre_Gola, accès  11 janvier 2023.

[18] Extended play : c’est l’équivalent de ce qu’on appelle maxi-single comportant 4 à 6 chansons alors qu’un  long play ou longplaying en comptera plus au point de faire un album.

[19]  Drague-la en français, mais littéralement parle-lui en français. L’obsession du  français au détriment du lingala  est tournée en dérision au point que même la langue de la drague est devenue celle de Molière, que  les mabokesoaps à succès de la radiotélévision congolaise d’hier, ont entamé une perte vertigineuse d’audimat au profit des séries Novelas , doublées en français, que Canal + a popularisées. Le comble de ridicule, c’est quand la maîtrise du français est un leurre pour certains à l’instar de cette conversation qui met fin à la chanson : « — Chérie, tu veux que je te fasse une bise ? – Oui ! fasse ». Et au tour du soi-disant  professeur de français de déverser sa bile dans un langage pidginisé : « Voilà comment vous bazardez votre comportement zobic » (en lingala zoba signifie imbécile).

[20]  Cette chanson vaut au groupe une censure politique qui sera vite levée.